Picoler nature

Avec des hivers rigoureux et un été où le soleil n’est jamais garanti, la viticulture québécoise représente tout un défi. À Magog, les artisans de Pinard et Filles tentent de trouver l’assemblage parfait d’un vin nature typique issu d’un terroir où rien n’est gagné d’avance.

C’était au début du mois de mai, lors de la première vraie belle journée printanière de l’année. Avec mon camarade de route armé de sa caméra, j’avais quitté l’autoroute 10 afin de faire le plein à Eastman pour me faufiler ensuite vers Austin et remonter le chemin des Pères, question d’aller visiter Pinard et Filles, à Magog. Il faut dire que ce vignoble a bonne presse depuis quelques années et que leurs bouteilles, fièrement vêtues d’étiquettes signées par Marc Séguin, ont de quoi attirer l’attention et alimenter un certain engouement. Et il y a la rareté aussi, qui nourrit le mystère, car ce fameux pinard, un vin nature élaboré dans les règles de l’art, on ne peut le goûter que dans certains restaurants, et encore, quand il est disponible.

Attablés à une table à pique-nique, Frédéric Simon et Catherine Bélanger, qui partagent en couple cette aventure viticole, terminent un repas en compagnie d’une petite équipe qui doit rapidement retourner au travail dans les vignes. C’est qu’il y a presque urgence. Pas question de rater quelques heures de lumière, et justement, le temps s’annonce beau pour les prochains jours. Il faut retirer la paille au pied des vignes ainsi que les toiles de géotextile qui font office de manteau d’hiver pour les protéger des grands froids afin de les exposer aux précieux rayons de soleil.

Au début de leur aventure, en 2011, le couple de vignerons a en effet choisi de planter des Vitis vinifera, des vignes d’origine européenne telles que le pinot noir et le chardonnay qui, contrairement aux espèces hybrides souvent utilisées au Québec, ont la fâcheuse manie d’être plutôt frileuses.

«Je ne suis pas certaine, mais je pense que nous avons été le premier vignoble québécois planté uniquement en vinifera, se souvient celle qui est aussi propriétaire du Moleskine et du Pullman, à Montréal. C’était non seulement le but, mais aussi la condition sine qua non. Nous, nous sommes issus de la sommellerie et de la restauration et nous n’avions jamais rien goûté de bon qui avait été fait avec des raisins hybrides. Mais tu sais, entre le moment où tu plantes et tes premières bouteilles, quatre années sont passées et bien des choses ont changé. On s’est aperçu que le problème, c’était peut-être moins les cépages que la manière de les vinifier, car au Québec, non seulement la viticulture a beaucoup changé, mais le goût du consommateur et l’engouement pour les produits québécois ont aussi énormément changé. À l’époque, les gens au Québec essayaient de produire un vin qui ressemblerait au shiraz de Nouvelle-Zélande. Ce n’est pas possible.»

C’est ainsi qu’au fil des ans, suivant cette évolution des goûts et des techniques de vinification, les deux artisans de Pinard et Filles ont aussi commencé l’élevage de quelque 2000 vignes hybrides sur une terre en location à Lanoraie. Des cépages tels que la crescent, marquette, frontenac blanc et frontenac gris entrent désormais dans la fabrication de deux vins qui sont devenus, en quelque sorte, leurs vins signature: le Frangin, un rouge, et sa Frangine, un vin orange. Dans le chai, une ancienne écurie où les fûts de chêne côtoient des cuves en inox, les boîtes de la récolte 2017 de ces deux cuvées d’une qualité exceptionnelle, qui viennent juste d’être embouteillées, s’empilent sur des palettes en attendant d’être livrées vers les restaurants qui attendent leurs commandes. Des établissements qui, pour l’instant, sont les seuls à commercialiser les vins de chez Pinard et Filles.


C’est que leurs produits, nous explique Frédéric Simon, obtiennent une mise en contexte assurée par les sommeliers qui, eux, savent expliquer aux clients qu’on n’aborde pas les vins nature sans s’attendre à une certaine surprise. Il faut prendre le temps de raconter l’histoire de ces produits inusités et peut-être plus encore lorsque la typicité du terroir nordique québécois entre en ligne de compte.

«Il y a aussi le fait que, ultimement, pour le rayonnement de nos vins, si je vends une caisse de 12 bouteilles à un restaurateur, c’est minimalement 24 personnes qui vont y goûter, et si tu le sers au verre, tu peux rejoindre 40 personnes. Moi, je trouvais ça beaucoup plus démocratique, sur les volumes qu’on avait, de les envoyer à des restaurateurs et de toucher plus de monde.»

D’autant plus que ces volumes de production ne sont jamais assurés. Malgré le beau temps qui commence, un gel au sol est toujours à craindre, ce qui peut compromettre une bonne partie de la récolte. Tout est réglé au quart de tour afin de se prémunir du pire, comme cette station météo installée tout près des parcelles et reliée à son téléphone portable, question d’avertir le vigneron dès que la température s’approche trop près du point de congélation. Dans lequel cas, une énorme hélice plantée au beau milieu des vignes se chargera de faire descendre l’air qui circule à quelques dizaines de mètres du sol qui, lui, est un peu plus chaud.

Cette variation dans les quantités de raisins récoltés des plants de Vitis vinifera fait aussi en sorte qu’il est difficile, voire impossible, de proposer chaque année les mêmes produits et les mêmes assemblages. On se faufile entre les caisses prêtes à livrer pour goûter justement le pinot noir, le gamay et le chardonnay qui attendent, dans les cuves et les fûts, d’être embouteillés. Très bientôt, avec ces précieux nectars, commencera un jeu de création.

Car chez Pinard et Filles, le travail de la vigne n’est pas sans rappeler la démarche d’un peintre qui remplit sa toile avec les couleurs qu’il a sous la main. Les aléas du climat nordique québécois font en sorte qu’on ne peut rien tenir pour acquis. Chaque année, au gré des saisons, un cépage est mieux réussi, une parcelle donne un meilleur rendement. Aux caprices du climat s’ajoute même l’appétit des dindons sauvages qui peuvent bien, en quelques heures, dévorer tout un rang de raisins. Chaque nouveau millésime est ainsi l’occasion de repartir d’une page blanche.

«Ce qu’on fait, de la manière qu’on le fait, c’est aussi pertinent que d’écrire un livre ou une pièce de théâtre, dans la mesure où chaque année, on va te raconter une nouvelle histoire. C’est sûr que c’est un produit commercial, ultimement, que tu as fini en quelques instants et que tu gardes en mémoire. Mais un livre aussi, quand tu l’as lu, tu le gardes en mémoire. Et chaque année, on est devant une page blanche et on recommence. Nous ne sommes pas régis par le commerce, nous sommes régis par ce qu’on a envie de faire.»

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