Pèlerinage aux bleuets sauvages

Pour Gaston Robert, la récolte des bleuets sauvages est comme un pèlerinage annuel dans les forêts du Lac-Saint-Jean. Malgré ses 79 ans, une jambe de bois, un œil de vitre et quelques dents en moins, rien ne l’empêchera de profiter de la manne bleue, pas même son stimulateur cardiaque.

Aux premières lueurs du matin en cette matinée du mois d’août, Gaston sort de son campeur installé dans un village de cueilleurs nomades en pleine forêt boréale, dans le secteur Nestaocano, à près de 200 kilomètres au nord de Saint-Félicien. Après un petit-déjeuner rapide, il monte sur son quatre-roues pour aller explorer un secteur de récolte des bleuets sauvages, situé à quelques kilomètres. «Je veux profiter de la fraîcheur matinale», lance l’homme de 79 ans, sourire aux lèvres.

Dès qu’il descend de son bolide, Gaston scrute les collines avoisinantes pour déceler les secteurs bleutés, dans ce territoire dépourvu d’arbres. «C’est après un feu ou après la coupe de bois que l’on trouve les meilleurs spots pour cueillir des bleuets», dit-il, en pénétrant dans un territoire ravagé par le feu il y a 10 ans. Équipé d’un gros peigne avec des dents de métal et un manche en fibre de verre, il gratte les plants de bleuets comme le ferait un ours pour faire tomber les petits fruits bleus dans son grand panier. Dans le silence de la grande forêt boréale, ce son est comme de la musique aux oreilles de Gaston. «Quand ça vaut la peine de récolter, on entend les bleuets tomber dans le panier», dit-il, content d’avoir enfin trouvé une talle décente.

C’est que les années se suivent, mais elles ne se ressemblent pas dans le monde de la cueillette des petits fruits. C’est toujours Dame Nature qui décide si la récolte sera bonne, et à l’été 2016, un gel a frappé en juin, détruisant une bonne partie de la récolte. Dans les meilleures années, Gaston pouvait récolter plus de 250 livres de bleuets par jour et décrocher un salaire de plus de 10 000$ pendant la saison de récolte.

Même si la récolte ne passera pas à l’histoire, Gaston profite pleinement de l’instant présent, appréciant le calme, le silence et la beauté du territoire. Pour lui, la cueillette du bleuet est comme une retraite fermée au pays du silence. En scrutant le terrain en quête de fruits et en effectuant le geste précis, le mouvement devient mécanique et répétitif. Il entre dans une zone de contemplation sereine.

«Y en a qui se payent des retraites fermées au monastère. Moi, je viens cueillir des bleuets et je repense à ma vie, dit-il. Et j’en profite aussi pour faire mon entraînement annuel et perdre 10 livres.» Et il vaut mieux opter pour une attitude zen pour tolérer les insectes qui se pointent dès qu’il commence à faire chaud.

Après quelques heures de récolte, Gaston s’arrête, essoufflé, puis il met un genou au sol. «Je viens de me rappeler que ça fait quatre jours que je n’ai pas pris mes pilules. On dirait que ça me ralentit.» À mes yeux, il fonctionne pourtant à plein régime, car malgré sa jambe de bois, il se déplace avec une aisance surprenante à travers les marécages et les pentes escarpées! Après une courte pause, ragaillardi par la beauté du paysage, il repart de plus belle en lançant: «On est chanceux d’avoir autant de territoire qui nous appartient en quelque sorte. Le gars de Montréal dans son deuxième étage a pas cette chance-là.»

Les neuf vies de Gaston

À écouter les histoires de Gaston, on dirait parfois qu’il est rendu à sa neuvième vie. À 17 ans, un morceau de métal lui a fait perdre l’usage d’un œil alors qu’il apprenait le métier d’électricien. Un métier qu’il a pratiqué jusqu’à l’âge de 45 ans, lorsqu’il a eu envie de changer de vie. Il s’est alors acheté un verger à Saint-Hilaire. Puis, dans les années 1980, un chauffard en état d’ébriété est venu lui faucher un pied lors d’une balade en moto (avec ses enfants!). À peine sorti de l’hôpital, il partait déjà cueillir des pommes au verger.

Il y a quelques années, c’est son cœur qui a commencé à montrer des signes de fatigue. Après deux crises cardiaques, les médecins lui ont fait quatre pontages et lui ont installé un stimulateur cardiaque. «Une chance que j’ai ça, parce que je suis mort le printemps dernier et ça m’a reparti», raconte-t-il comme si de rien n’était. Dans une de ses multiples vies, il a aussi fait partie d’une bande de motards sobres, les Gorilles. Et lors d’un voyage en France, il en a profité pour fraterniser avec Johnny Hallyday.

Puis, c’est en 2004 que Gaston a commencé à faire des pèlerinages aux bleuets sauvages, tout juste après avoir vendu son verger. Malgré ses 79 ans, Gaston est un nouveau venu, car ça ne fait que 13 ans qu’il s’est mis à cueillir des bleuets au Lac. Pour plusieurs familles, la cueillette de bleuets est une tradition annuelle qui génère d’importants revenus, car certains cueilleurs peuvent faire jusqu’à 25 000$ en une seule saison, hors de la portée de l’impôt. C’est d’ailleurs une des dernières ressources où le marché au noir est toléré.

Sylvain Larouche, un professeur au cégep âgé de 30 ans, a hérité de cette passion du petit fruit bleu. «On partait camper en famille dans le bois pour plusieurs semaines avec plein de bonne bouffe pour faire du bel argent au noir, lance Sylvain qui a commencé à cueillir les bleuets vers l’âge de 6 ans. C’était pas de la torture.» Lors de ses meilleures années, Sylvain pouvait amasser 10 000$ en six semaines. «Pis mon père n’a jamais acheté une voiture à paiement, dit-il. Ils les achètent toujours cash avec l’argent des bleuets.»

Cette tradition culturelle remonte presque jusqu’à l’époque de la colonisation du Saguenay–Lac-Saint-Jean (interdite avant 1842). À peine une trentaine d’années après l’ouverture de la région, le grand feu de 1870 ravage 3800 kilomètres carrés de terres entre Saint-Félicien et La Baie, soit une distance de 120 kilomètres en deux heures. Après la dévastation, la nature reprend ses droits. Sans compétition pour les rayons de soleil, le bleuet est un des premiers plants à coloniser les terres brûlées. Les colons en profitent dès lors pour générer une économie autour du petit fruit. Graduellement, les forêts repoussent, mais l’empreinte du bleuet demeure marquée à jamais dans l’écosystème de la région. Au fil des ans, le bleuet devient un jalon important de la culture régionale, car chaque année les familles s’organisent pour la récolte. On s’installe alors en forêt pour générer un revenu supplémentaire qui permettra de payer les fournitures scolaires ou des gâteries pour l’année à venir. C’est le pèlerinage annuel familial en forêt.

Après six heures de cueillette, Gaston rentre vendre ses bleuets. Arrivé au campement, l’acheteur lui offre une canette de Budweiser, une bonne façon pour fidéliser les cueilleurs. Les bleuets sont empilés sur la balance, qui affiche 106 livres, ce qui lui vaudra 79,50$. Une maigre récolte qui n’inquiète pas Gaston outre mesure, car il n’a pas besoin de ce revenu supplémentaire pour bien vivre. «Je ne viens pas ici juste pour cueillir des bleuets, soutient l’homme qui réside à Saint-Cyrille-de-Wendover. Je viens pour faire du social aussi. Après avoir passé toute la journée seul dans le bois, ça prend du monde pour t’entendre raconter tes aventures.»

Ce qui l’inquiète davantage, c’est l’arthrite, qui a fait son apparition cet hiver, lui infligeant des douleurs aux genoux et aux poignets. Pour atténuer la douleur, le cueilleur prend des doses de cortisone en se préparant à aller passer une partie de l’été à travailler à la pourvoirie de son fils, à Chibougamau. «J’espère que je vais être capable de marcher dans mes talles, mais même si je ne suis pas capable, je vais aller passer quelques semaines en forêt, pour aller voir les gars.»

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