Décloisonner l’art actuel

L’Abitibi a trouvé en L’Écart son épicentre pour l’art actuel: depuis 25 ans, le centre d’artistes provoque l’intérêt pour les pratiques artistiques dans la région, question de faire rayonner ses membres au-delà de la 117.

Pour un territoire aussi jeune que l’Abitibi-Témiscamingue (sa municipalité la plus âgée, Ville-Marie, compte à peine 125 ans), célébrer un quart de siècle alors qu’on valorise l’exploration et la recherche artistique prend des airs de tour de force.

Si la mission de L’Écart reste sensiblement la même depuis sa création en 1992, force est d’admettre que l’écosystème rouynorandien s’est considérablement transformé. Ces dernières années, les arts visuels ont multiplié leurs quartiers avec la venue du Musée MA, de la Fontaine des arts et de la nouvelle galerie Rock Lamothe – Art contemporain. Cette abondance de l’offre a poussé le centre d’artistes à se repositionner dans ses orientations: «Ça nous amène à aller davantage dans les pratiques exploratoires», explique le coordonnateur général Matthieu Dumont. «On veut vraiment s’en aller plus vers le vivant, vers tout ce qui est happening, pour nous bousculer et bousculer le monde aussi», complète la chargée de projets Geneviève Crépeau.

Christian Messier, La Forêt s’en vient, 2017

Lorsqu’on assiste à un vernissage à L’Écart, difficile de ne pas être frappé par la diversité de la composition du public. Que ce soit lors du Festival de musique émergente (FME), événement bouillonnant qui attire chaque année un grand nombre de touristes dans la région, ou de la Biennale d’art performatif que L’Écart produit, la curiosité et l’ouverture agissent comme seuls dénominateurs communs. Pour attirer un «vrai public», comme se plaît à le qualifier Matthieu, mieux vaut miser sur la diversité des pratiques. «Sinon, y’a juste les artistes, les commissaires et les initiés qui vont se présenter, explique-t-il. Mais ça ne veut pas dire qu’on va juste présenter des choses qui sont accessibles pour autant.»

Ola Maciejewska pendant la Biennale d’art performatif 2016

Pour démocratiser le contact à l’art actuel, la mise en contexte des œuvres présentées et des démarches des artistes s’avère essentielle lors des événements. «La prise de parole est importante: elle n’est pas obligée d’être longue, mais ça permet au public d’identifier l’artiste», soutient Matthieu, facilitant ainsi par la suite une discussion plus informelle entre le public et les artistes. «Ça donne une prise en tant que spectateur, ajoute Geneviève. Comme on travaille avec les jeunes artistes, qu’on développe un nouveau langage, des fois, d’entendre un petit inside, c’est ce qui fait que tu peux rentrer dans leurs univers.»

L’art comme milieu de vie

Pour L’Écart, la création passe par la mise en place de conditions facilitantes pour les artistes. Le centre est avec les années devenu propriétaire de l’immeuble de la rue Murdoch qui l’abrite, ce qui lui permet de louer des espaces d’atelier à ses membres et de gérer les huit appartements au-dessus du centre. Deux d’entre eux sont ainsi loués par des artistes, et deux autres servent à des fins de résidence. «On veut vraiment donner de plus en plus de place aux artistes, autant en production qu’en logement, en exposition et en résidence», témoigne Matthieu, qui se réjouit de l’ajout d’une deuxième résidence cette année, en collaboration avec le Musée MA qui partage l’espace et les coûts.

Geneviève et Matthieu dans leur atelier, situé au sein de L’Écart
Geneviève et Matthieu devant l’oeuvre du duo Cooke-Sasseville, septembre 2018

«On essaie aussi d’élargir notre bassin de travailleurs, de créer des jobs à temps partiel qui répondent aux besoins des artistes», poursuit Geneviève. Il faut dire que l’équipe connaît la réalité du métier: si Geneviève et Matthieu travaillent ensemble à la tête de L’Écart, ils forment également un couple et un duo d’artistes au sein du projet musicoperformatif qui porte leur nom, Geneviève et Matthieu. «On crée une communauté où les artistes se rencontrent, tirent un bon revenu, ne paient pas cher leur loyer: c’est rendre possible la vie d’artiste», résume-t-elle.

Diffuser ses talents hors des frontières

Le besoin de confronter sa pratique et de disséminer son travail à l’extérieur de l’Abitibi survient assez rapidement pour les artistes. L’Écart les appuie dans ces démarches, dont le succès passe par la richesse de son réseau. Le centre d’artistes a récemment fait un échange de programmation avec le Centre Bang, à Chicoutimi, avec qui il partage beaucoup d’affinités sur le plan de la programmation. Chaque organisation a laissé à l’autre carte blanche pour présenter une exposition de quatre artistes de sa région respective, avec des échos positifs des deux côtés. «On vise tout le temps Montréal, mais en même temps, on pourrait circuler tout simplement sur le territoire, l’expérience est là, souligne Geneviève. Si on veut vraiment profiter de toutes les ressources d’un Québec fort, il faudrait que nous, les artistes, on soit un peu mieux dispatchés pour vraiment créer notre propre circuit.»

Ellemetue durant la Biennale d’art performatif de 2016

Le double statut de travailleurs culturels et d’artistes de Geneviève et Matthieu leur sourit: grâce à leur pratique, ils sont appelés à participer à des festivals nationaux et internationaux et créent ainsi des liens durables avec d’autres artistes et organisations. Ce réseautage informel profite donc à L’Écart et à sa Biennale d’art performatif de Rouyn-Noranda, dont Geneviève et Matthieu sont les directeurs artistiques. Cette année, grâce à une nouvelle collaboration avec le Festival Actoral, un événement marseillais qui tient également une biennale à l’Usine C à Montréal, l’artiste originaire de Rouyn-Noranda Antoine Charbonneau-Demers présentera son travail dans les trois villes, une belle réussite pour les deux directeurs artistiques. «De soutenir un artiste qui vient de Rouyn, c’est aussi de voir qu’il y a une place ici, qu’on peut y être artiste et s’y développer, que ce n’est pas un échec que d’y être, remarque Geneviève. Pour nous, c’est important.»

Le grand défi de la rétention

Alors qu’une grande proportion de jeunes adultes décident d’aller étudier hors de l’Abitibi pour ne pas nécessairement y revenir, la plus grande difficulté pour L’Écart réside dans la relève. «C’est vraiment ce qui nous limite, résume la chargée de projets, qui elle-même n’aurait jamais pensé revenir s’établir à Rouyn avant de tomber amoureuse de Matthieu. La pénurie de main-d’œuvre spécialisée s’étend à l’ensemble de la région, et les arts visuels n’y échappent pas. Pour le centre d’artistes, le besoin est double: d’une part, l’équipe actuelle aimerait intégrer la nouvelle génération pour éventuellement lui passer le flambeau. D’autre part, comme le centre dédie une part importante de sa programmation aux jeunes créateurs, entretenir des liens avec les artistes en début de carrière joue un rôle d’autant plus vital.

Annie Paulhus Gosselin, Je suis désemparée, s.v.p. communiquez avec moi, 2017

Malgré cet enjeu, L’Écart garde le cap sur sa mission de créer un milieu propice à l’art actuel dans le terreau particulier de l’Abitibi-Témiscamingue. Pour les prochaines années, Matthieu croit au mot d’ordre «Qui ne risque rien n’a rien». Pour prospérer «comme artiste, il faut que tu investisses dans ta pratique», autant en temps qu’en ressources matérielles et financières. «On est peut-être rendu là à L’Écart: on fonce ou on ralentit. Il faut qu’on fonce.»

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