Bons baisers des villes sœurs

Le punk lui a appris à tout faire (ou presque). Ça tombe bien: en Abitibi, pays de l’épinette et de la nécessaire opiniâtreté, il y a toujours une nouvelle frontière à conquérir. Portrait de l’archéologue des marges culturelles québécoises, Félix B. Desfossés.

Lors d’une de ses récentes visites au bureau local de Bibliothèque et archives nationales du Québec, rue du Terminus à Rouyn-Noranda, Félix B. Desfossés tombe sur une entrevue accordée par son défunt grand-père maternel, le 9 avril 1964, au journal La Frontière de Rouyn-Noranda. Sujet du jour: l’œuvre de Marc-Aurèle Fortin, pour qui René Buisson nourrissait une immense admiration.

«C’est un peintre de chez nous, du Québec. Il exprime avec ses œuvres l’âme de notre pays», explique le collectionneur d’art, qui allait mettre sur pied en 1974 la Fondation Marc-Aurèle Fortin, puis le musée montréalais du même nom en 1984 afin que l’artiste ne soit pas avalé par l’oubli. «Ses tableaux d’Europe ne m’emballent pas. Il y manque le souffle qui anime ses tableaux d’ici et qui fait sa grandeur.»

À quelques nuances et mises à jour près, Félix B. Desfossés pourrait reprendre à son compte, quelque 55 ans plus tard, la profession de foi de son aïeul envers l’irrévocable singularité de l’imaginaire québécois (même s’il n’emploierait fort probablement pas le mot âme, un peu pompeux pour un héritier du punk).

«Ce désir de mettre en valeur le patrimoine, c’était pendant tout ce temps-là dans mon ADN», constate-t-il aujourd’hui, encore un peu éberlué, en racontant comment son grand-père organisait à l’époque des expositions privées pour les «grosses poches» de Rouyn désireuses d’enjoliver les murs de leur salon.

Doux rebelle au cœur gros comme son sourire, spécialiste de l’histoire des marges culturelles québécoises, confident de choix des bums vieillissants de l’underground; Félix B. Desfossés passe son enfance dans la campagne de Beaudry, aux pieds des collines Kékéko, au cœur d’une maison qui doit partager sa ligne téléphonique avec deux voisins.

Mais si «être Abitibien, c’est être capable de vivre en harmonie avec la dualité ski-doo et arts, savoir réparer un moteur de quatre-roues et faire une sculpture», Félix se rangera davantage du côté de la création. Il a 11 ou 12 ans lorsqu’il est frappé par la foudre du punk, un choc dont on ne se remet jamais, à moins de se renier soi-même. Ce qui serait d’autant plus difficile pour Félix B. Desfossés, dans la mesure où l’opiniâtreté à laquelle confine la vie abitibienne et l’éternel modus operandi du punk – fais-le toi-même – ont beaucoup, beaucoup en commun.

«Même si on n’avait pas les moyens ou les outils pour le faire, on le faisait», lance-t-il, en se rappelant ses premiers shows à la salle du Canadian Corps (devenue le Petit Théâtre du Vieux Noranda), ainsi qu’au sous-sol de l’église ukrainienne (carrément surnommée l’Ukraine), au sein de groupes aux noms attendrissants comme Suicide Squad, Sequel Daze ou Résistance.

«Le punk, dans les années 1990, ça a été mon école et ça collait parfaitement à l’esprit de pionnier, à l’esprit de frontières typiquement abitibien», observe le musicien, journaliste et animateur de la quotidienne Région zéro 8, sur les ondes de la radio de Radio-Canada en Abitibi-Témiscamingue. «À Rouyn-Noranda, s’il n’existe pas tel type de service, ben tu le crées, le service. C’est un peu comme mon grand-père Desfossés, qui est arrivé en 1935 dans le village de Cloutier, qui n’était pas encore vraiment un village. Il a passé sa vie à construire des maisons! Moi, je n’ai jamais travaillé avec mes mains, mais le punk rock m’a appris à tout faire, coûte que coûte.»

Comme sa «génération ne se posait même pas la question: est-ce que je reste ou est-ce que je pars?», tellement la réponse tenait de l’évidence, Félix file après le cégep, autour de 2003, vers Montréal, où il étudie en journalisme, avant d’être choisi pour un stage chez Bande à part. «C’est l’émission que j’écoutais ado le vendredi soir, en roulant en char avec mon chum Christian, parce qu’il n’y avait rien d’autre à faire de toute façon.» Il y restera jusqu’à la fermeture de la cellule irrévérencieuse et indocile du diffuseur public, en 2013, une mauvaise nouvelle dans laquelle il choisit de voir une occasion de rallier la terre natale.

«La réputation de Rouyn-Noranda a complètement changé pendant les années où j’étais à Montréal. La ville s’est affirmée culturellement et j’avais envie de faire partie de ça. J’avais l’impression de manquer le bateau», confie-t-il en célébrant le travail de défricheur des «entrepreneurs par nécessité» du monde de la culture auxquels la région aura donné naissance, comme Steve Jolin, architecte de l’étiquette 7ième ciel (Koriass, Alaclair Ensemble, Manu Militari), petit empire du hip-hop québécois, et Jean-Christian Aubry, qui cofondait la boîte Bonsound (Safia Nolin, Lisa LeBlanc, Dead Obies) après avoir joué au sein de la formation Gwenwed.

Ajoutons à cette liste très fragmentaire Sandy Boutin qui, en 2003, transformait Rouyn-Noranda en destination vacances pour mélomanes curieux grâce au Festival de musique émergente en Abitibi-Témiscamingue, imaginé afin de ne plus avoir obligatoirement à avaler des centaines de kilomètres d’asphalte lorsqu’il souhaitait entendre les artistes qui l’enthousiasmaient.

Au pays des épinettes et des idées de fou

L’hymne hivernal Les sentiers de neige, des Classels? L’auteur-compositeur Lucien Brien, un des plus prolifiques pourvoyeurs de refrains de l’ère yéyé, avait en tête les balades en forêt de son enfance, à Amos, au moment d’en coucher le texte sur papier. La chanson Le lumberjack, désormais indissociable de Paul Daraîche? C’est Hal Willis, le seul Québécois à avoir partagé la scène avec Elvis Presley, qui l’a écrite, en hommage aux bûcherons abitibiens.

Voilà le genre de précieuses pépites d’histoire populaire que Félix B. Desfossés déterre et astique en tant qu’archéologue en résidence de la station de Radio-Canada à Rouyn-Noranda. «C’est moi qui ai appris ça à Richard Desjardins, que Le lumberjack, c’était une chanson abitibienne. Il ne le savait pas, même s’il l’a chantée en duo avec Paul Daraîche», raconte Félix, non par vantardise – ce n’est pas pantoute son genre –, mais simplement pour souligner à quel point il était temps qu’un mineur pioche le roc fécond, et pourtant inexploré, que constitue le passé culturel et musical de la région.

Son mentor, l’ethnomusicologue et professeur à l’Université Concordia Craig Morrison, avait écrit des livres sur le rockabilly américain et la scène psychédélique de la côte Ouest. Mais «on en savait très peu sur la musique québécoise», regrette l’auteur de L’évolution du métal québécois. No Speed Limit (1964-1989), son encyclopédie de la musique assourdissante d’ici parue en 2014.

«Quand j’étais encore à Montréal, je me suis d’abord lancé dans l’histoire de la musique garage des années 1960, et je me rendais compte que tout était mal documenté. Et puis tous les musiciens à qui je parlais me disaient qu’ils étaient passés par l’Abitibi et que c’était complètement fou. Plus je creusais, plus j’étais ramené à l’Abitibi», poursuit celui qui est aujourd’hui membre de Théâtre Regal, orchestre country et rockabilly dont le répertoire met en lumière l’Abitibi-Témiscamingue qui se terre sous les paroles de bien des chansons québécoises. Rouyn-Noranda comptait dans les années 1950 entre 20 et 30 hôtels, des lieux prodigues à la fois en boisson, en musique live (7 jours sur 7), ainsi qu’en occasions de se mettre dans le trouble.

En tant que journaliste web de la station régionale de Radio-Canada, le mélomane passera des heures à fouiller les documents de la BAnQ, et entreprend d’interroger la mémoire de ceux qui étaient là quand The Band ou Duke Ellington sont passés par Rouyn-Noranda, exemples parmi tant d’autres d’artistes majeurs jadis aimantés jusqu’au Nord par l’argent qui y pleuvait.

La conversation revient à l’esprit de pionnier définissant la vie en Abitibi, lointain morceau de pays où poussent généreusement les épinettes et les idées de fou, là où l’inventivité peut fleurir à l’abri de ceux qui, à Montréal, prétendent tout savoir.

«Comme à Radio-Canada en Abitibi, il n’y avait pas de grand penseur web au-dessus de moi qui me disait comment et quoi créer comme contenu, j’ai pu créer le contenu que je souhaitais créer et j’ai trouvé des histoires incroyables. Ça s’est mis à générer plein de partages sur les réseaux sociaux, à générer un buzz un peu partout au Québec. Mon but, c’était que Montréal s’intéresse à ce qui se passe chez nous, que notre région rayonne.»

«À la fin, c’est ici que j’meurs sans rancœur, bons baisers des villes sœurs», jure le chanteur de Rancœur, David Lavictoire, dans Villes sœurs, ode à la rugueuse beauté des villes de Rouyn et Noranda, fusionnées depuis 1986. C’est ici que j’meurs: voilà un sentiment auquel le guitariste de ce groupe punk, un certain Félix B. Desfossés, adhérerait sans doute.

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