Le prix du paysage

Si on organisait un palmarès des plus beaux rangs du Québec, le rang du Mississipi dans le Kamouraska se classerait sans aucun doute dans celui-ci. Bordé d’un cabouron qui, de son sommet, offre une vue imprenable sur les plaines et le fleuve, c’est un lieu presque mythique d’une beauté inestimable. Au fait, combien vaut un paysage, au juste?

À l’autre bout du fil, Roméo Bouchard est intarissable, comme le fleuve qui coule à distance de vue de chez lui, quand il parle du territoire où il a choisi de s’installer, en 1975, après avoir quitté son emploi de professeur de communication-journalisme à l’UQÀM. Son territoire, c’est Saint-Germain-de-Kamouraska, qui célèbre son 125e anniversaire de fondation cette année, dans la région du Bas-Saint-Laurent. Roméo Bouchard, fondateur et ancien président de l’Union paysanne, vient tout juste de célébrer ses 82 ans et projette l’assurance et la force d’un homme solidement ancré dans sa terre, droit comme les arbres qui peuplent son érablière de 400 entailles.

C’est sur cette terre qu’il a acquise à l’époque, et qui se déploie entre le fleuve et deux montagnes du rang Mississipi, qu’il pratiquera l’agriculture biologique pendant 20 ans. «C’était l’époque où les hippies comme moi quittaient les agglomérations urbaines pour émigrer en région. Ce retour à la terre des néoruraux que nous étions a en quelque sorte été le ferment de toutes les innovations dans nos campagnes, de l’agriculture biologique au développement des activités de plein air.» En à peine cinq ans, le rang Mississipi, que la municipalité de Saint-Germain envisageait de fermer, a vu la construction de 15 maisons et l’installation d’autant de familles, dont celle de Roméo Bouchard. Son appropriation du territoire et son enracinement feront de lui un ardent défenseur du monde rural et le propulseront à l’avant-scène de nombreuses luttes, dont celle qui mènera à une mobilisation sans précédent pour protéger les petites montagnes de Saint-Germain-de-Kamouraska, qui font partie du patrimoine paysager (ce que la Loi sur le patrimoine culturel de 2012 définit comme «paysage culturel patrimonial»).

Ces montagnes de quartz et de grès qui ont résisté à l’érosion, et que les Abénaquis appelaient des monadnocks, étaient en fait des îles à l’époque où la mer de Champlain recouvrait la région après le passage des glaciers. Tout comme les îles de Kamouraska et des Pèlerins, ces montagnes isolées et dispersées font partie de la chaîne des Appalaches. «On y retrouve une flore riche et unique, une végétation nordique avec des espèces comme la linaigrette, le thé du Labrador ou les fleurs de mai, en raison des semences charriées par les glaciers. Et une forêt de pins gris dont les cônes présentent la particularité de s’ouvrir lorsqu’il y a un incendie, comme en 1929», explique Roméo Bouchard.

Mais voilà qu’en 1994, le paysage est menacé. Cantel veut se porter acquéreur du sommet de la principale montagne pour y installer une tour de communication cellulaire. «La tour proposée se situait juste au-dessus de mon érablière et du rang Mississipi qu’on tentait de préserver d’un projet de route élargie et asphaltée, qui aurait détruit tout le charme et les beaux érables qui lui font cathédrale.» Un mouvement s’organise. Roméo Bouchard rassemble voisins et amis et ensemble ils créent la Société des Cabourons du Mississipi. «Je venais de découvrir que les gens appelaient autrefois ces montagnes “cabourons”, un nom qui tire son origine de “caboche” et qui veut dire “colline isolée”. On en a donc profité pour réhabiliter l’usage de ce terme québécois.»

Le but de la Société est de sauver la montagne et de se donner des objectifs de préservation et de mise en valeur. «Le terrain convoité appartenait à un prospecteur disparu depuis longtemps et la MRC de Kamouraska le mettait à l’enchère.» Les 35 sociétaires investissent chacun 50$ dans une cagnotte. «Cantel avait mis en marche sa machine à lobby et approché certains propriétaires voisins pour leur offrir une compensation financière en échange de droits de passage. Nous, on se battait avec ce qu’on avait: on se présentait aux séances du conseil, je me servais de mon petit mensuel pour faire valoir nos droits.»

Quand les sociétaires des Cabourons se présentent à la vente avec l’intention d’acheter le terrain, ils constatent que le processus semble joué d’avance. Résultat de l’enchère: Cantel remporte la mise. Nous sommes en mai 1994. Qu’à cela ne tienne, Roméo Bouchard et ses partenaires ne baissent pas les bras. «On est allés à l’aide juridique et on a monté un dossier en alléguant que le processus de vente aux enchères était frauduleux. La Cour supérieure du Québec nous a donné raison à l’automne de la même année et a invalidé toutes les ventes.» En 1995, la MRC de Kamouraska reprend la vente aux enchères et la Société des Cabourons du Mississipi met la main sur les 115 arpents convoités pour la somme de 1800$.


Le travail de mise en valeur peut commencer. «On a fait faire un herbier. On a élaboré un premier tracé pour notre projet de sentier pédestre.» Après quelques écueils liés au financement, la Société des Cabourons fait appel à la Corporation PARC Bas-Saint-Laurent, un outil collectif destiné au développement durable, qui améliore le projet. Le sentier est finalement construit en 1999 et fait 4,3 kilomètres. Roméo Bouchard vante l’extraordinaire engagement de ses concitoyens. «Il faut voir le kiosque du belvédère qui rappelle un faucon, construit par des jeunes qui ont monté à pied tous les matériaux, et d’où l’on peut contempler le paysage, le fleuve, les îles et Charlevoix, de l’autre côté du fleuve.»

Restauré il y a deux ans, le Sentier propose des panneaux d’accueil et un panneau d’interprétation. Depuis, PARC Bas-Saint-Laurent a cédé la gestion à la municipalité de Saint-Germain. «Au sentier s’ajoute maintenant le Circuit du Cabouron, qui s’étend quant à lui sur 8,5 kilomètres, en passant par le rang du Mississipi», explique Jacinthe Thiboutot, présidente du Comité de développement de Saint-Germain, elle-même grande adepte de marche, revenue habiter sa terre natale après sa retraite de l’enseignement, à Montréal. «C’est impressionnant de constater que notre sentier, qui était surtout fréquenté par les gens de la région, attire désormais tant de gens de l’extérieur. Je pense que c’est parce qu’on a réussi à introduire dans l’imaginaire la notion de beauté.»

Jacinthe Thiboutot, tout comme Roméo Bouchard, parle avec fierté de son coin de pays. De ces cabourons qui sont aussi prisés pour la pratique de l’escalade en raison de la dureté de leurs rochers. Du Symposium de peinture, aussi. Du théâtre d’été, du kayak de mer et de ce projet de baladodiffusion sur lequel elle planche pour les célébrations du 125e anniversaire de son village. «Quand j’emprunte le sentier et le circuit, ça me prend au cœur. C’est quasiment indescriptible ce qu’on peut ressentir en regardant le paysage. Ce qu’on se dit souvent, ici, entre nous, c’est que “c’est donc ben beau”. Et puis, on n’a rien à vendre. Juste de la beauté à offrir en partage.»

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