Les femmes qui sculptaient le sol

Dans le Kamouraska, Andrée Deschênes et Anne Fortin jardinent sur leur lopin de terre à quelques kilomètres à l’est du village de Saint-André. C’est là qu’elles ont créé des serres, des vergers et des potagers, ce Jardin des Pèlerins où elles magnifient l’art de faire pousser des herbes et des légumes. Une passion qui les anime depuis 20 ans.

Les Pèlerins, c’est cet archipel juste en face, dans le fleuve, qu’on peut apercevoir au large en roulant sur la 132. Le Petit Pèlerin, le Long Pèlerin, le Gros Pèlerin, il y en a cinq en tout. On ne sait pas exactement d’où vient ce nom. En 1999, alors qu’elles cherchaient à démarrer un projet de culture maraîchère biologique, Anne et Andrée arpentaient les routes de la région pour trouver l’endroit idéal.

Elles s’étaient connues une dizaine d’années plus tôt, à Matane, au cégep, en option agriculture. Andrée était professeure et Anne son étudiante – elle faisait un retour à l’école en horticulture. C’est une histoire d’amour qui allait commencer entre ces deux femmes qui désiraient non seulement vivre ensemble mais aussi de bâtir une entreprise. «On habitait dans la région de Matane, se souvient Andrée, et on souhaitait démarrer quelque chose un peu à notre image, dans nos projets culture bio. Anne avait été en production d’autres types auparavant et c’était très clair que c’était la production bio qui l’intéressait. Moi, j’ai travaillé beaucoup à faire du conseil technique en culture biologique.»

Très tôt, l’idée d’aller s’installer dans le Kamouraska est apparue comme un choix parfait et, si possible, sur la route 132, où passe la majorité des voyageurs. Elles s’attendaient à ce que ce soit hors de prix, mais elles ont finalement trouvé. C’était une ancienne bergerie. Les propriétaires précédents avaient dû abattre le troupeau à cause de la tremblante du mouton. Ça faisait deux ans qu’il n’y avait plus d’activité sur ces terres.

«On a cherché et on a exploré dans la région, parce qu’il fallait aussi un revenu extérieur pour pouvoir s’établir, et moi j’avais une opportunité à Rivière-du-Loup de venir travailler pendant un certain nombre d’années pour aider à l’implantation, alors qu’Anne est entrée directement à temps plein dans l’entreprise.»

Premier défi, il a fallu fabriquer un milieu de culture favorable pour des plantes horticoles. Il faut savoir que naguère, à leur arrivée, là où il y a désormais des jardins se trouvait une grande plaine venteuse, parfois très froide au printemps, où ne poussait que du foin. Un environnement bien différent des bucoliques potagers qu’on peut visiter aujourd’hui. Il a fallu notamment planter beaucoup d’arbres pour faire des bris de vent et, au cours des deux premiers cycles de culture qui durent autour de 5 ans, effectuer des rotations afin d’obtenir un sol fiable. Il aura donc fallu 10 ans pour assembler ni plus ni moins qu’un écosystème qu’elles connaissent désormais par cœur.


«Maintenant, on a ici un climat et des sols qui sont très différents de ce qu’on avait au point de départ. C’est un environnement beaucoup plus résilient. C’était le but recherché, d’avoir des sols sur lesquels on peut se fier pour que lors des saisons moins favorables, on puisse compter quand même sur une production correcte pour cultiver et assurer nos revenus.»

Des légumes, des plantes… et du sel!

Dès les premières années, l’idée de créer un sel aux plantes allait germer dans l’esprit des deux jardinières. Une inspiration née du goût pour… les tomates! Sachant très bien qu’elles ne vendraient pas les fruits de leurs récoltes dans les grandes surfaces, elles ont tout misé sur leur kiosque où s’arrêtent les visiteurs occasionnels et leurs clients réguliers. Il fallait leur offrir, en quelque sorte, un goût de revenez-y. «Les gens viennent acheter des tomates, elles sont bonnes, oui, mais on leur ajoute un petit quelque chose et c’est encore mieux.» C’est ainsi qu’est né, en 2000, ce fameux sel du Pèlerin qu’on retrouve dans plusieurs épiceries partout au Québec. Se sont ajoutés par la suite le Mégapicsel, plus épicé avec divers piments, et le Chante-sel, concocté avec des champignons forestiers.


Ces produits, en plus d’offrir une valeur ajoutée à leurs légumes, permettent donc de faire rayonner leur travail aux quatre coins de la province, mais aussi de garder l’entreprise active tout au long de l’année. Avec le temps, elles ont développé une réelle expertise pour conserver des herbes et des plantes, par séchage et congélation, ce qui leur permet d’assurer une production et une distribution pendant les mois d’hiver.

Une nécessaire symbiose

Trente ans après leur rencontre, les deux amoureuses sont parvenues à apprivoiser leur terre, en agençant tous les éléments qui jouent un rôle essentiel à la production biologique. Tout est relié, en quelque sorte, même la symbiose humaine qui assure une certaine stabilité. L’histoire de leurs jardins, c’est sans aucun doute, aussi, une histoire d’amour.

«Quand on a commencé ici, on se connaissait suffisamment pour savoir qu’on était capables de travailler ensemble! Parce que ça a quand même une grande importance, la complicité, sur le plan du travail. Les enjeux sont quotidiens et annuels, c’est tout le temps, il n’y a jamais rien d’assuré dans ce qu’on fait. Ça donne une sorte d’inquiétude et d’insécurité permanente à propos des lendemains. Pour vivre ça tout le temps, il faut avoir une assez bonne capacité à se renouveler aussi régulièrement, et à compter l’une sur l’autre.»

Cette nécessaire symbiose va au-delà de la stricte relation de couple. C’est aussi avec les paysans de la région, artisans et collègues du voisinage qu’elles doivent entrer en relation. Chacun dépend un peu de l’autre. «On arrive à en vivre parce qu’on cuisine beaucoup!» confie Andrée en rigolant et en racontant qu’avec de bons congélateurs, elles peuvent faire quelques provisions, en se procurant par exemple des poulets à Saint-Onésime, à la ferme Les Poulets de grain du Kamouraska.

Des liens nécessaires qui doivent aussi faire le pont avec le futur, car si elles sont bien enracinées dans leurs jardins, Anne et Andrée pensent aussi à l’avenir. Tout ce travail qu’elles ont accompli, elles souhaitent qu’il puisse bénéficier aux prochaines générations. «Ça fait assurément partie de nos plans de trouver une relève, mais on parle d’une relève pour une entreprise. On ne parle pas de vendre la terre pour faire autre chose. On parle vraiment d’une relève qui souhaitera prolonger ce que nous faisons, aller plus loin encore… Une relève ou des relèves, car ici, c’est une terre de soixante hectares et on en occupe quatre. Il y aurait sans doute d’autres beaux projets qui pourraient se greffer à tout ça. Même nous autres, on aurait bien des idées!»

À ces mots, on comprend que l’histoire d’amour est loin d’être terminée et que la route des Pèlerins laisse deviner encore de belles aventures et de nouveaux paysages.

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