Semeur d’avenir

Dans la région de Kamouraska, un homme cultive patiemment son jardin. Artiste dans l’âme, poète à ses heures, fin observateur du monde, il entretient un rapport très étroit avec les légumes et les plantes qui l’entourent. Il veille sur eux comme un père sur ses enfants, et il les éduque pour que leurs graines puissent s’épanouir ailleurs. Rencontre avec le semencier Patrice Fortier et sa Société des plantes.

Certains le croiraient un peu dingue, ou du moins marginal. Est-ce qu’un homme qui se présente chaque année coiffé d’angéliques est vraiment un jardinier et un semencier sérieux ? Pourtant, depuis presque 20 ans, Patrice Fortier fait une différence. À l’intérieur de son jardin où tout semble incohérent poussent allègrement une pléthore de légumes et de plantes dont les éléments les plus doués deviennent des graines, qui nourrissent d’autres jardins et permettent aux consommateurs de manger autre chose que ce que les grands semenciers internationaux imposent sur le marché. Un véritable travail de moine, solitaire et solidaire, auquel cet homme a réussi à donner une dimension humaine et poétique.

Patrice n’a pas grandi à la campagne. Il connaissait les origines agricoles de sa famille, mais avait choisi la voie artistique pour s’exprimer. À la fois danseur, performeur et artiste visuel, il a été pour la première fois en contact avec l’agriculture dans les années 1980 à New York, au sein d’un groupe de marginaux qui disposait d’un jardin urbain. Cette rencontre avec le principe d’autosuffisance, qui rejoignait son travail sur la mémoire, a commencé à l’inspirer.

Mais c’est plus tard, lors d’un séjour au sein d’une autre communauté située dans le quartier Saint-Roch, à Québec, qu’il a trouvé sa voie. « L’îlot Fleurie était le lieu de tous les possibles, se rappelle-t-il. C’était un projet effervescent et citoyen qui accueillait des paumés comme des artistes. J’y réalisais des jardins d’intégration artistique et j’ai pris conscience que je préférais aux arts rigides un art plus fluide et mouvant, celui des plantes, que je conçois comme des créatures avec lesquelles nous partageons notre existence. »

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Créer les variétés anciennes du futur

Patrice voulait approfondir cette nouvelle piste créatrice. Il s’est donc inscrit à l’école agricole de La Pocatière et a appris l’art du maraîchage. Mais il a compris sur place que ce qui l’attirait était moins de faire pousser des légumes que de littéralement les créer; et du même coup d’encourager une autosuffisance mise à mal par les grands semenciers, qui contrôlaient déjà 75 % de la production mondiale. Or, dans les années 1990, avant l’avènement de l’internet, il n’existait presque aucune source d’information pour pratiquer ce métier. Patrice a donc acquis une terre et est parti de zéro, avec beaucoup d’essais et d’erreurs à la clé.

« J’ai commencé avec un tout petit catalogue de 20 à 25 produits et quelques centaines de sachets », raconte-t-il. Vingt ans plus tard, sa Société des plantes compte maintenant plus de 300 références, mais la vision du semencier n’a pas vraiment changé : « Je commence à comprendre ce que je fais, mais j’ai toujours besoin d’aller plus loin. Alors, comme je maîtrise assez bien la reproduction et l’amélioration des variétés, j’ai commencé à faire des croisements. Et mon plaisir est ainsi sans cesse renouvelé. »

Patrice cultive l’effervescence, du moins en apparence. Au sein de son immense jardin, on retrouve une forêt d’angéliques, sa plante emblématique, mais aussi une tonne de légumes racines, feuilles et fruits, ainsi que des plantes à fleurs. Comment les sélectionne-t-il ? « Je mise sur ce qui donne de bons résultats. Mon mode de travail est basé sur la densité. Mes plantes ne sont donc pas bichonnées et doivent s’organiser toutes seules. Je ne conserve au final que celles qui sont belles, résistantes, savoureuses et aux propriétés intéressantes. » Les résultats sont variables, allant de variétés qui deviendront des semences susceptibles d’intéresser des fermiers ou même des chefs qui ont de plus en plus à coeur de se réapproprier le patrimoine québécois, à d’autres qui constituent des colocataires gênantes que l’on a hâte de voir partir.

Lutter pour la complexité du goût

Le jardinier veille mais intervient peu, à l’image d’un père qui laisse ses enfants faire leurs preuves. Il encourage ainsi les éléments les moins populaires à briller au même titre que les stars habituelles des autres jardins: « Je lutte pour la complexité du goût. On se restreint trop souvent à dire qu’un légume est sucré ou non, alors qu’il peut être crémeux ou sec, avec des arômes floraux ou de pain d’épices. Je dis non à la victoire du sucre. Je ne veux pas simplement du petit navet japonais dans mon assiette, mais aussi d’autres navets qui goûtent le dessous de bras ou le sarrasin. »

Le patrimoine végétal du Québec est-il en péril ? Selon Patrice – et d’autres lanceurs d’alerte –, c’est le cas. « Nous dépendons beaucoup des États-Unis, d’Israël et de la côte ouest », affirme-t-il. Au-delà de l’homogénéisation des cultures que ce phénomène provoque, il se soucie de la raréfaction éventuelle des ressources en cas par exemple de cataclysme ou d’embargo. Mais il ne veut pas pour autant lutter contre le système : « On perd trop d’énergie à se battre contre de grandes compagnies. Je préfère proposer une alternative plaisante et vertueuse. Je ne rêve pas d’être un semencier unique, j’offre des outils d’autosuffisance. »

Il crée donc des semences, offre des cours pour apprendre à en produire et participe à l’opération Gardiens de semences, qui vise à introduire et écrire sur les menus des restaurants des variétés québécoises. Il sait que l’alternative qu’il propose se consolidera, sans pour autant devenir une norme. Il croit aussi en l’éducation et en cette nouvelle génération de chefs et de maraîchers qui se réconcilient avec leurs racines. « La couleur d’un pays, ça passe par les paysans et les semences qu’ils utilisent, martèle-t-il. Nous avons une culture populaire à recréer. » Un véritable sacerdoce.

 

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