Steak, prohibition & rock’n’roll

Johanne Brassard est une visionnaire qui, en 1996, a transformé son coup de foudre pour un vieux bâtiment de campagne en une destination insolite et inclassable. À la fois musée de la prohibition et steak house, sa Maison du Bootlegger révèle un pan méconnu du passé de Charlevoix.

« Quand je pense à toute l’histoire de cette maison, ça me donne encore des frissons ! Ceux qui me l’ont vendue n’en avaient vraiment aucune idée… et je pense qu’ils le regrettent un peu aujourd’hui ! », s’exclame la propriétaire de la Maison du Bootlegger, qui a beaucoup voyagé et « eu plusieurs vies » avant de revenir s’installer dans son Charlevoix natal à la fin des années 1990.

La fonceuse autodidacte s’est ainsi lancée dans un domaine qui lui était tout à fait inconnu, en dépit de tous ceux qui essayaient de l’en dissuader. « Le bâtiment était rendu vraiment délabré ! raconte Johanne. Il avait eu plusieurs vocations pendant les dernières années; ça n’avait pas marché. Et moi, je ne savais pas où aller acheter une patate… encore moins comment bien faire des steaks. Je suis tellement partie de loin ! »

Eh bien, ce qu’elle venait d’acquérir n’était autre que l’ancien Club des Monts, un club de chasse et pêche fondé en 1933 qui abritait des activités complètement illégales à l’époque: le premier casino de la région et un bar clandestin visité par les riches et célèbres… « Même si tout le monde dit maintenant qu’ils ont des speakeasy, celui-ci en est un vrai ! », dit Johanne avec fierté. « Il fallait absolument qu’on raconte son histoire. »

Formule souper-spectacle

Unique en son genre, le lucratif établissement attire désormais chaque année des dizaines de milliers de curieux, qui doivent parfois s’y prendre longtemps à l’avance pour vivre l’expérience complète (lors de notre visite, il y avait déjà des réservations pour 2021 !). Situé en pleine campagne dans le paisible secteur Sainte-Agnès de La Malbaie, le restaurant peut accueillir chaque soir 150 clients, invités à arroser généreusement leur table d’hôte tout en découvrant l’histoire de la région.

photo Marie Mello

 

La salle à manger abrite encore l’immense foyer et les meubles d’origine du Club des Monts, y compris de grandes tables en bois où les fêtards d’autrefois gravaient leur nom. « Ce sont des tables à 12 personnes, alors il faut s’attendre à être « matché » avec du monde qu’on ne connaît pas. Ça crée vraiment de l’ambiance ! », estime la propriétaire, qui raconte que même les clients les plus hésitants sont la plupart du temps vite charmés. « Il arrive des affaires incroyables ! C’est une place de plaisir, c’est fait pour ça. Il y a quelque chose dans l’air… »

Le Bootlegger a eu la bonne idée de préserver le gril d’origine du bâtiment, et tous ses steaks y sont encore cuits de façon authentique – sur charbon de bois à l’érable aromatisé de copeaux de hickory. Johanne est elle-même allée s’inspirer des recettes du Texas, où sa fille (une olympienne en basketball, dont certains mémentos sont affichés dans le restaurant) a vécu pendant ses études. « Je me suis beaucoup promenée et j’ai tout goûté. Je suis revenue du Texas avec plein d’idées pour trouver les recettes parfaites ! » Des décennies plus tard, Johanne teste encore les recettes du Bootlegger chaque semaine. Et la viande ? « Elle est fournie depuis 24 ans par Monsieur Bédard. The number one ! » Johanne peut compter sur 45 employés pour mener la barque et, bien entendu, sur son conjoint musicien Joey Tardif. C’est nul autre que la star du téléroman des années 80 Épopée rock qui assure le programme musical des soirées, à sauce rock’n’roll rétro. Chaque soir, à partir de 21h30, Joey Tardif & Le Bootlegger House Band se produisent dans un petit recoin de l’ancien bar clandestin, après que les convives eurent reçu une panoplie de chapeaux et de perruques kitsch. C’est là que la fête peut réellement commencer (lire : ça danse entre les tables).

photos Marie Mello

Le labyrinthe du Club des Monts

La formule souper-spectacle est complétée par une visite guidée d’environ 25 minutes qui permet d’en savoir plus sur l’histoire du bâtiment et sur ses particularités architecturales soigneusement préservées. Des guides très bien formés viennent chercher les clients, table par table, pour les entraîner à travers les diverses pièces et passages secrets du « labyrinthe », tout en racontant la vie de son excentrique propriétaire, le riche homme d’affaires américain Norie Sellar – des visites plus longues sont aussi offertes en journée, avec possibilité de lunch, mais il est préférable de vérifier l’horaire saisonnier.

« J’ai vraiment été chanceuse de rencontrer Rosalie, la fille de Norie Sellar, et Dolorès Jean, la cuisinière du Club des Monts », explique Johanne. « Sans elles, on n’aurait jamais pu donner autant de détails pendant la visite. » C’est ainsi qu’on apprend que la maison acquise par Sellar se trouvait ailleurs : elle a été démontée et réassemblée pièce par pièce sur le terrain actuel, ce qui a pris six ans – mais a permis de truquer les plans du bâtiment fournis aux autorités. On y découvre également que le fils de Dolorès, Owen, était imitateur d’Elvis, et que nul autre que le King en personne est venu faire son tour au Bootlegger, sans compter de nombreux politiciens (et leurs gardes du corps).

Comme si toute cette aventure n’occupait pas déjà assez tout son temps, Johanne a lancé sa propre gamme de produits du Bootlegger : des sauces et des épices à steak, distribuées dans plusieurs centaines de points de vente. Elle gère aussi depuis quelques années le Presbytère, un gîte de 11 chambres (arborant des tableaux peints par Joey) situé à 2 kilomètres de son steak house, qui propose un service de transport parfait pour les clients éméchés. Occupée, vous dites ? « Je suis sûrement workaholic ! Mais il ne m’est jamais venu à l’esprit que mes idées ne marcheraient peut-être pas. » On lui en souhaite encore des tonnes comme celles-ci.

photo Marie Mello

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