Fameuse, je vous aime

Que Julien Clerc nous pardonne ce titre en forme de calembour, mais on tombe sur cette tarte de Charlevoix comme on tombe en amour. La Fameuse a la simplicité et l’évidence des plus beaux coups de foudre: ceux qu’on ne voit pas venir.

Elle est entrée dans notre vie un peu par surprise. On était juste venu chercher une bonne bière pour le soir, lorsque le commis des Délires du Terroir, à Montréal, nous a dit: «Au fait, il faut que vous goûtiez à ça, c’est débile!» Et le voilà qui ouvre le congélateur et nous sort une boîte en carton couleur chocolat. Dans le coin, en haut à gauche, un grand carré rouge carmin annonce le programme: La Fameuse tarte au Chocolat, framboises et bleuets de Charlevoix. Difficile de faire plus clair. Pourtant, sur l’instant, on n’est pas sûr: le menu est évidemment appétissant, et on sait ce que les gourmands de la province doivent à Charlevoix, mais – comment dire? – l’emballage n’est pas très emballant. Bientôt, je comprendrai que cette boîte un peu anonyme n’est qu’une brillante stratégie de diversion pour protéger l’un des secrets les mieux gardés du Québec…

À la maison, on suit scrupuleusement les instructions et on laisse reposer la tarte à l’extérieur du congélateur. La circonspection continue à l’ouverture. Bon. Pas de bleuets ni de framboises apparentes, une croûte aux biscuits Graham pas vraiment spectaculaire, une allure discrète: rien ne permet de distinguer cette tarte au chocolat de n’importe quelle autre. Le premier coup de fourchette s’en vient. Comment vous décrire ce qui va suivre?

Dans le dessin animé Ratatouille, il y a cette scène inoubliable, ce moment où les goûts des aliments séparés surgit à l’écran sous forme de couleurs et de sons, puis se transforment en feu d’artifice une fois qu’ils sont combinés en bouche. Voilà, c’est un peu ça la Fameuse. On croque le premier morceau et la ganache au chocolat s’impose en puissance comme la teinte dominante du tableau. Mais très vite, des drupéoles rouge framboise viennent moucheter ces ténèbres de cacao, avant que, par endroit, la chair blanche du bleuet ne l’éclaircisse comme un discret halo. Chaque ingrédient colore cette tarte de sa présence et de sa discrétion, apparaissant d’abord nettement pour mieux s’estomper et se fondre dans les autres après. Jamais un dessert ne m’avait paru aussi humble et décadent à la fois.

À servir Al Dente

Pour partir sur les traces de cette tarte, il faut remonter le fleuve Saint-Laurent, dépasser la ville de Québec, doubler Cap-Tourmente, pour s’arrêter juste en face de l’île aux Coudres, dans la charmante cité de Baie-Saint-Paul. C’est là, en juin 1997, que l’épicerie-traiteur Al Dente voit le jour sous l’impulsion de Margo et Julie. Leur concept de départ? «Produire et vendre des pâtes fraîches, répondent-elles en chœur. D’ailleurs, c’est toujours pour elles que nos clients viennent à la boutique.» Mais désireuses d’offrir également des desserts, elles imaginent aussi une tarte au chocolat qu’elles marient avec des fruits de saison. Clémentines, bananes, fraises, pacanes… Tout y passe. «On s’est finalement arrêtées sur la version avec des framboises et des bleuets, se souviennent Margo et Julie. Si on voulait augmenter la production, il nous fallait des fruits qu’on pouvait congeler sans problème. Et puis, c’était la recette préférée de tout le monde…»

Pourtant, il leur faudra plusieurs mois de travail acharné avant de parvenir au résultat qu’on déguste aujourd’hui. C’est que la Fameuse est capricieuse. «Derrière sa simplicité, elle est très pointue à la cuisson, expliquent ses créatrices. Le chocolat est un produit qui doit être manié avec beaucoup de précautions: si on le rate, la texture devient soit trop caoutchouteuse, soit trop spongieuse. C’est très facile de faire moins bien.» Une fois les bons réglages trouvés, le bouche-à-oreille a pris le relais. Année après année, la tarte est ainsi devenue ce petit secret qu’on divulgue en fin de repas à des convives aussitôt conquis. Dépassées par la demande, les propriétaires d’Al Dente devront régulièrement investir dans des fours toujours plus grands pour répondre à l’appétit grandissant de leurs clients. Aujourd’hui, ce sont pas moins de 18 000 tartes par an qui sortent de leur sous-sol pour arroser une trentaine de points de vente dans la province.

Pourquoi une liste aussi réduite de revendeurs? «La plus grande difficulté pour nous, ce sont les coûts de transport liés à la distribution, expliquent Margo et Julie. Alors on préfère travailler avec moins de points de vente, en privilégiant ceux qui aiment vraiment notre produit et qui en écoulent plusieurs caisses. Et puis, vous savez, notre tarte n’a l’air de rien si vous la vendez dans une pâtisserie entre des gâteaux spectaculaires.» Ne vous étonnez donc pas de la trouver dans des boucheries ou des microbrasseries: c’est vendu là où on ne l’attend pas, et sa fausse simplicité crée la dépendance.

Tout sauf tarte

Le mot n’est pas trop fort. Le secret de cette tarte, celui qui fait qu’on y revient encore et encore, c’est qu’elle se suffit à elle-même tout en autorisant en même temps toutes les combinaisons. Une Coaticook à la vanille la fera changer d’univers en l’emmenant sur une voie plus lactée. Une liqueur de cassis des sœurs Mona arrivera en renfort de la framboise pour mieux fendre l’armure du cacao. Un solide bourbon la dissoudra dans un bain d’épices, de caramel et de vapeurs alcoolisées.

«Avec la milk stout de Charlevoix, ça fait aussi un beau mélange, avec un porto c’est super bon, avec un café bien corsé c’est excellent, embraient Margo et Julie. Il y a des gens qui l’achètent et qui la coupent en mini-morceaux pour la servir au brunch. D’autres qui la transforment en gâteau en en mettant une par-dessus l’autre avec des fruits au milieu. On a même un artiste peintre de la région qui la déguste avec un filet d’huile d’olive et de la fleur de sel!» À chaque dégustation, la Fameuse donne au gourmand qui la connaît la chance de la redécouvrir comme si c’était la première fois. Quelle belle histoire d’amour ne fait pas cet effet-là?

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