Les corps dansants du Saint-Laurent

La nature inspire le respect à Chantal Caron, qui a choisi d’y faire naître ses créations. C’est à travers la danse qu’elle poursuit cette quête de communion. Pour la chorégraphe, il s’agit d’une offre artistique et d’un choix de vie intrinsèquement liés. Un plongeon dans le vécu et le symbolisme.

Chantal Caron a grandi les deux pieds dans l’eau. Littéralement, car lors des crues du printemps, le fleuve, qui deviendra son compagnon de création, se déversait dans sa cave, avec toute son impétuosité. Native du village fluvial de Saint-Jean-Port-Joli, la chorégraphe a fait des études de danse à Montréal avant de revenir chez elle et de fonder sa propre école de danse en 1986 pour donner à sa communauté ce qu’elle n’a pas eu, aucune formation de danse n’étant offerte. «Il était très clair dans mon esprit qu’à mon tour, j’allais nourrir les filles de ma région.» Elle a 41 ans lorsqu’elle renoue avec la scène comme interprète. Quelques années plus tard, en 2006, elle fonde la compagnie Fleuve | Espace danse. Un espace nourri par son amour de la nature et qui sort la danse contemporaine de ses repères classiques. La création in situ dans les lieux de son enfance est devenue une signature. «Toutes mes histoires, tout mon imaginaire, c’était le fleuve et les roches qui recevaient ça. C’est venu nourrir mon langage et ça le nourrit encore.»

La démarche de la chorégraphe est instinctive, à l’écoute d’une nature dont elle souhaite révéler le sens caché plutôt que de la dompter. Lors de la création de Glace, crevasse et dérive, des morceaux gelés glissaient sur le Saint-Laurent. «La transposition pour l’homme était intéressante et il y avait le parallèle avec notre vie. Les glaces se forment comme une naissance, elles dérivent comme notre passage sur terre, elles fondent et meurent comme tout être vivant.» En reprenant la gestuelle des oiseaux dans Îles des ailes, en se lançant dans une recherche texturale dans Les hommes de vase ou en mettant ses danseurs face à la naissance du jour dans Le souffle de l’aube, la chorégraphe s’enracine et compare cela à quelque chose d’infini. «La nature m’inspire et me guide dans l’essence même de ce qu’elle offre: sa force, sa fragilité, son aridité, sa beauté, sa douceur, ses lumières et ses ombres. Comme une tempête, elle peut être foudroyante et l’instant d’après, tout se termine comme si rien ne s’était passé, c’est fascinant.»

Est également devenu plus conscient avec le temps ce désir de lever un voile sur le territoire, sur ce qui appartient aux habitants de Saint-Jean-Port-Joli et qui leur échappe parfois. C’est le cas pour les berges sur lesquelles a été créé le déambulatoire Le souffle de l’aube, qui reviendra encore à l’été 2019. Peu de gens venaient sur ce bord d’eau où Chantal Caron avait l’impression «d’être témoin de grands secrets et de grandes possibilités»: «C’est comme ça que l’idée est venue de faire un spectacle avant que le soleil ne se lève, pour que les gens puissent ressentir ce que j’ai ressenti. Le but est aussi de leur faire découvrir des lieux. Je mets toujours les gens face à la beauté de ce qu’un lieu m’inspire. J’ai beaucoup de bonheur à faire ça parce que j’ai l’impression de faire ma part.»


La première édition du Souffle de l’aube a attiré plus de 300 personnes, venues prendre le temps de respirer ensemble avant de découvrir des interprètes dans le balbutiement du jour, qui relèvent ce défi immense de danser dans le froid de l’aurore. «Ce ne sont pas tous les danseurs qui acceptent de venir danser à l’extérieur, parce qu’il y a des risques. Mais c’est comme une authenticité de s’arrêter, prendre le temps de sentir le vent sur sa peau, de respirer les odeurs qui sont là. En studio, on ne peut pas faire ça.» L’appropriation des lieux, l’écriture de nouveaux récits, la force et la puissance tranquille de la nature font partie de l’héritage que Chantal Caron souhaite laisser. «Si les gens, chaque fois qu’ils voient un in situ, surtout en nature, ont cette sensibilité à sentir ce que moi je ressens et ce que je veux partager, ça va être ça l’héritage. La danse, c’est une communion, une façon de vivre, quelque chose qui fait partie de ma vie depuis tellement longtemps. C’est comme un deuxième souffle, ça dépasse le geste.»

Il s’agit aussi de favoriser l’éclosion culturelle en région, d’y augmenter la diffusion de la danse contemporaine qui est en soi un patrimoine. Une tâche énorme, accompagnée de nombreux défis, selon la récipiendaire de l’Ordre du Canada en 2018. «C’est un constat intéressant à léguer à tous ceux et celles qui croient que tout se passe en ville; c’est maintenant chose du passé. Se révéler comme artiste, femme et maman peut se faire partout. La croyance ne part que d’un cadre façonné par l’esprit, de l’éducation ou des influences, mais lorsqu’on se branche avec l’intime, le vrai, l’authenticité, rien n’est impossible.»

Ce legs passe aussi par la filiation. La direction artistique de l’École de danse Chantal Caron relève désormais de sa fille, Éléonar Caron St-Pierre, tandis que sa sœur Émie-Liza s’investit dans la compagnie de sa mère. «Elles ont été des proches témoins de mon parcours. Leur choix est plus qu’inespéré, car la danse continue de vivre et d’être une grande source d’épanouissement pour des milliers de petites filles venant de la région.» La compagnie Fleuve | Espace danse et l’École de danse ancrent la discipline dans ce petit village, ce qui est un tour de force, selon Chantal Caron. Un défi que la chorégraphe relève avec conviction, car elle parvient à rassembler une communauté autour de ses propositions artistiques.

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