À tout seigneur, tout honneur

Lotbinière, région souvent négligée, enclavée entre les Bois-Francs et la Capitale-Nationale, porte les vestiges du régime seigneurial, dont peuvent encore témoigner certains de ses aînés. La seigneurie de Lotbinière fut établie en 1672 et officiellement abolie en 1854, mais ce n’est qu’en 1967 que le dernier des seigneurs fut exproprié par le gouvernement du Québec.  

Si le touriste ne s’aventure que rarement sur ces terres, c’est que le territoire est surtout occupé par l’industrie agricole et n’offre, en apparence, que peu d’attraits pour l’estivant. Or, il est de ces petits trésors patrimoniaux qui se laissent découvrir pour peu que l’on se donne la peine de sortir des parcours touristiques classiques. Situé sur une presqu’île, aux confins d’un méandre de la rivière du Chêne, près de la municipalité de Lotbinière, le Moulin du Portage se dresse fièrement, au pied d’une impressionnante falaise.

Construit en 1816 par le seigneur Chartier de Lotbinière afin de remplir son obligation de fournir de la farine à ses censitaires, le moulin sera exploité par une dizaine de meuniers qui s’y succéderont, l’habitant avec leur famille jusqu’en 1929. Rendu inutilisable à la suite d’un violent coup d’eau, il ne sera rouvert qu’en 1947, alors que le seigneur Alain Joly de Lotbinière décide de profiter de l’électrification des rangs pour le moderniser en y installant un mécanisme qui fonctionne grâce à cette énergie. Le moulin n’ayant jamais été véritablement rentable, on cessera définitivement de l’exploiter en 1952. Il sera malheureusement abandonné pendant une vingtaine d’années, en proie aux pillards et aux vandales. Bien que déserté, le moulin a toujours occupé une place privilégiée dans le coeur des habitants de la région. Son emplacement exceptionnel incite à la villégiature et les gens du coin ont tous, à un moment ou un autre, profité en toute clandestinité de son cadre enchanteur.

 

Au milieu des années 1970, emportés par la mode du retour à la terre, Pierre Bluteau et Francine Lemay s’installent sur une petite ferme, à Leclercville, non loin du moulin. Francine connaissait bien son existence, car ses parents étaient originaires de la région et venaient régulièrement y faire un pèlerinage pendant les vacances d’été. En 1977, le bâtiment se trouve alors dans un état lamentable et Francine ne peut se résigner à laisser un tel objet patrimonial disparaître de la sorte. Pierre, avec une vive lueur dans l’oeil, se souvient : « On s’est dit : “Regarde, il faut faire quelque chose, sinon le toit ne passera pas l’hiver.” » Bien qu’il soit classé monument historique depuis 1964, grâce à la bienveillance du dernier descendant des seigneurs, Edmond Joly de Lotbinière, rien n’avait été concrètement fait pour préserver son intégrité. Le couple pilote alors une vaste campagne de mobilisation citoyenne et demande l’aide des autorités afin de rescaper ce bijou d’architecture unique en son genre. Le début des années 1980 verra donc le moulin reprendre vie, sous l’égide de la Société des amis du moulin, l’OBNL qui est toujours propriétaire et gestionnaire du lieu. Dès sa réouverture, en 1985, il est convenu que la grande salle, qui servait à l’origine de farinière, serait convertie en salle de réception et de spectacle. C’est ainsi que Richard Séguin inaugura le lieu, le 31 août, devant une salle comble, ce qui marquera le début d’une incroyable série de spectacles intimes et chaleureux, qui se poursuit de nos jours.

Une troisième vie

L’engagement du couple Lemay-Bluteau envers la préservation et la mise en valeur du moulin est impressionnant. Leur dévouement indéfectible sera démontré de manière indiscutable en 1988, alors que la tragédie frappe ; un incendie réduit en cendres ce joyau patrimonial, seuls les murs de pierre subsistent. Loin de se laisser abattre, ils mobiliseront à nouveau les citoyens et les différents paliers de gouvernement afin de faire revivre le projet. Alors qu’il ne restait que les murs debout, Francine déclare, dès son retour de l’incendie : « On recommence ! » Disposant de la majorité des documents d’époque, où sont inscrits les devis de construction ainsi que la liste des matériaux, ils sont en mesure de reconstruire le tout presque à l’identique. Pierre ira jusqu’à noliser un entrepôt pour y fabriquer les chevrons de la charpente du toit à la manière traditionnelle. La visite du grenier est particulièrement éloquente à cet effet ; on y voit bien l’immense charpente de bois, retenue uniquement à l’aide de chevilles et de mortaises.

Le moulin ouvre à nouveau ses portes en 1993 et reprend son activité de diffusion de spectacles en 1994. Grâce à son association avec le Réseau des organisateurs de spectacles de l’Est du Québec (ROSEQ), la Société des amis du moulin est en mesure de présenter une programmation qui n’a rien à envier aux salles plus connues en province. Au fil du temps, la superbe salle de 175 places a vu défiler les Fred Pellerin, Dumas, Shawn Phillips, Jean-Guy Moreau, Salomé Leclerc, René Claude et autres Laurence Jalbert entre ses murs de pierre. Les artistes qui ont la chance de se produire en ce lieu en gardent un souvenir impérissable tant l’acoustique est riche et la proximité avec le public est engageante. Si la salle sert souvent de tremplin à des artistes de la relève, certaines vedettes confirmées telles que Dan Bigras y reviennent régulièrement pour profiter de la magie des lieux.

Le moulin est ouvert du printemps à l’automne et offre, en plus des spectacles professionnels, la location de la salle à des fins de réunions familiales, de théâtre amateur ou de mariages, en toute exclusivité. Pierre y anime un ciné-club, en début et fin de saison, où sont présentés des films triés sur le volet par une bande d’amoureux du 7e art. Au grenier, on trouve une formidable exposition relatant l’histoire du moulin et de sa région. L’exposition, qui compte une épatante maquette du moulin tel qu’il était au 19e siècle et une formidable collection de documents et de photographies, témoigne du remarquable travail d’archives accompli par le couple Lemay-Bluteau.

Une visite au Moulin du Portage est rarement la dernière tant sa majesté enchante et que l’esprit du lieu habite ceux qui se donnent la peine de faire un petit détour pour le découvrir. On y retourne pour un spectacle, ou simplement pour piqueniquer et profiter du sentier qui borde la rivière.

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