Au bal masqué

Si vous passez par le petit village de Natashquan au mois de mars, il se peut que vous croisiez de mystérieux personnages. Portrait d’une tradition centenaire encore méconnue.

Si deux minutes plus tôt, une buée bien épaisse sortait des masques colorés déambulant discrètement entre les impressionnants bancs de neige, c’est une chaleur intense qui règne dans le petit portique de la maison du chemin d’en Haut. Entassés dans l’entrée, déguisés de la tête au pied, les Mi-Carêmes, participants du carnaval du même nom, jouent le jeu en attendant d’être reconnus. Courbettes, saynètes, devinettes: on s’exécute en silence afin de compliquer la tâche aux hôtes. Intrigués, ces derniers s’avancent jusqu’à quelques centimètres des visages masqués. On scrute les yeux, on demande à voir les mains. «Ce serait-tu Julien? Dis-moi pas que c’est la fille à Jean-Claude…» On chuchote timidement des hypothèses, on ose lancer un prénom. Si on voit juste, les masques tombent… et les cris fusent. Les «J’te l’avais dit!» croisent les «Ah ben, j’ai mon voyage!» et sont bien entendu suivis d’une réjouissante tournée de votre boisson (généralement alcoolisée) préférée. Le défilé se poursuivra de porte en porte jusqu’au petit matin de cette froide nuit de mars. Et ça recommencera demain.


Une coutume tissée serrée

Voilà à quoi ressemble une soirée Mi-Carême à Natashquan, l’une des trois municipalités du Québec à avoir préservé cette amusante tradition carnavalesque, avec L’Isle-aux-Grues et les Îles-de-la-Madeleine. Certains soirs on défile, d’autres, on reçoit. Et c’est comme ça durant six jours. «C’est du gros théâtre populaire. On prépare des saynètes, parfois il y a même de la musique et des éléments de décor. C’est élaboré, tout est calculé. Les vrais mordus y pensent toute l’année et ont plus d’un déguisement; tout est prétexte à devenir un costume», relate Nicole Lessard, ancienne membre du comité local de la Mi-Carême. «C’est un des premiers comités dans lequel je me suis impliquée en arrivant au village au début des années 1990.» Et on comprend pourquoi. Ici, la Mi-Carême rassemble tout le monde. Que ce soit pour jouer un tour au voisin, pour briser la monotonie de l’hiver ou simplement pour festoyer, petits et grands déploient des efforts inimaginables pendant la semaine que dure le carnaval. «J’ai vu des soirées de clôture où s’entassaient jusqu’à 400 personnes déguisées dans le petit gymnase de l’école. Imaginez: à l’époque, on fumait à l’intérieur! Il y avait carrément un plafond blanc au-dessus des têtes. C’était quelque chose», se souvient-elle.

Traverser le temps… et le golfe

À Natashquan, on célèbre la Mi-Carême depuis les débuts du village en 1855. La tradition serait arrivée avec les premiers habitants venus des Îles-de-la-Madeleine. Si l’engouement envers la mascarade s’est essoufflé au tournant des années 1980, l’enthousiasme est revenu de plus belle dans les années 1990 avec la création d’un comité spécial fondé par Rosaire Landry, ancien maire du village passionné de la Mi-Carême. Concours de création d’épouvantails pour décorer les maisons, prix de présence pour les gens costumés lors de la dernière soirée: il n’en fallait pas plus pour relancer le bal.

Comme les Macacains (habitants de Natashquan) ont un sens du jeu certain, cela donne lieu à des situations plutôt cocasses. «Je me rappelle qu’un soir de veillée à Pointe-Parent [village voisin], une jeune adolescente négociait avec sa mère pour ne pas aller se coucher, sans succès. En douce, elle s’est sauvée chez une voisine, avec qui elle s’est déguisée pour ensuite revenir chez elle incognito et continuer à fêter. Ses parents ne l’ont jamais reconnue. Quand elle a enlevé son masque, sa mère était en furie!» se rappelle Nicole en riant. C’est sans compter le nombre incalculable de fois où des gens se seraient déguisés en leur voisin, leur ami ou leur collègue en portant leurs vêtements, sans que les principaux concernés sachent comment leur garde-robe a pu leur échapper. Ratoureux, ces Macacains! 

«Brrrt! Brrrt! Brrrt!»

Rappelant le son d’un grelottement, cette joyeuse salutation que lancent les Mi-Carêmes en arrivant sur les perrons signifie que l’on aimerait bien avoir un petit remontant. Car si aujourd’hui, les festivaliers profitent d’un système de navettes pour faciliter les déplacements, à l’époque, on faisait tout à pied, souvent en navigant dans plusieurs centimètres de neige. Ce qui ne semblait décourager personne. «J’avais 15 ou 16 ans, se rappelle Jean-Claude Landry, natif de Natashquan. Mon frère et moi, on s’était construit un beau canot dans une des chambres de la maison, sans que personne s’en aperçoive. Pour que personne ne se doute que c’était nous qui étions dedans, j’ai enfilé un autre déguisement et j’ai fait une première tournée des maisons en vitesse en me démasquant chaque fois. Rendu au bout, je me suis dépêché de rentrer chez nous. Là, la vraie tournée a commencé. Jamais personne n’a deviné qui se cachait dans le canot!» dit-il, l’œil brillant.

Si vous demandez à un Macacain s’il compte passer la Mi-Carême, il vous répondra assurément que non. Mais n’en croyez rien: il risque fort de cogner à votre porte en mars prochain.

Au mois de mars (dates variables, correspond à la moitié du carême)

LES 10 COMMANDEMENTS DE LA MI-CARÊME
par Pierre-Paul Landry

– La Mi-Carême tu aimeras et prépareras habilement.
– Mi-Carême tu ne nommeras et surveilleras secrètement.
– Tes soirées tu garderas en te promenant discrètement.
– Parents et amis tu visiteras afin de te distraire agréablement.
– Brrrt! Brrrt! Brrrt! que tu feras de porte en porte évidemment.
– Belles Mi-Carêmes tu connaîtras de Natashquan et de Pointe-Parent.
– Des politesses tu recevras si tu enlèves ton déguisement.
– Faux personnages tu imiteras et copieras exactement.
– Des apparences tu cacheras qu’en Mi-Carême seulement.
– Masques et costumes tu échangeras pour les tromper sciemment.

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