Le beau sacrilège d’une distillerie

Quand Dieu est sorti, le diable est entré. À Cap-d’Espoir, un groupe de néo-Gaspésiens confectionnent leurs spiritueux… dans une église désacralisée !

L’envoûtement se fait sentir dès le parvis. Sur la façade défraîchie, un écriteau indique l’année de construction du bâtiment : 1875. Autant dire à une époque antédiluvienne pour l’être moderne que je suis. Au-dessus de la porte d’entrée, un vitrail en forme de trèfle à quatre feuilles renchérit un enchantement à fois mystique et mythique, lequel se confirme lorsque je traverse le porche pour gagner le début de la nef : disposés dans le bas-côté, flacons opaques et fioles translucides côtoient bénitier et bibles à la couverture rouge. « Ça nous plaît vraiment beaucoup de cultiver cette aura de mystère et ce petit côté sacrilège que de faire de l’alcool dans une église », admet, avec un sourire espiègle, Mathieu Fleury, l’un des quatre associés à la barre de la distillerie La Société secrète. « Et ça semble aussi bien plaire aux visiteurs ».

En cette matinée pluvieuse de juin, j’en croise une dizaine, tout autant charmés par les lieux que les produits alcoolisés qu’il confectionne avec ses trois complices : Geneviève Blais, sa conjointe et leur couple d’amis Amélie-Kim Boulianne et Michael Côté. « J’aime dire qu’on est probablement l’église la plus achalandée du Québec ! », ajoute-t-il à la rigolade. Je n’ai pas de difficulté à le croire. À la cime de l’été, ils sont quotidiennement plus de 200 à venir ici pour savourer le fruit de leur travail.

Du grain à la bouteille

Photo Lukas Lavoie

Lovée à la lisière de la route qui longe le golfe Saint-Laurent, l’église anglicane St. James n’évoque en rien la reconversion subie il y a trois ans, jusqu’à ce que l’on pénètre l’enceinte. Là, d’imposants luminaires accrochés au faîte d’une voûte en berceau éclairent les équipements et matériaux garnissant la nef libre de colonnes. D’abord, de l’orge et du blé rouge malté au Québec patientant dans de larges sacs avant d’être savamment sublimés. Tout au fond, en lieu et place du choeur culminent les longs alambics à hublots, au travers desquels point toujours un vitrail tripartite figurant la crucifixion. Enfin, ultime étape fermant une procession à la fois simple et complexe, le précieux nectar se fait les dents sur le nutritif bois de chêne des barriques déposées dans l’entrée. Ainsi se développera intégralement le spectre aromatique de produits créés de A à Z par La Société secrète.

Cette confection in situ faisant corps avec l’écosystème constitue l’essence du projet. « On a un intérêt particulier pour tout ce qui est plante sauvage, et de saveurs plus complexes que, par exemple, une vodka, expose Mathieu. L’idée, c’était de mettre en bouteille les saveurs de la région », résume-t-il.

Photo Steven Melanson

Le territoire est de fait au coeur du gin Les Herbes folles, le produit phare de la distillerie. Baie de genièvre, poivre crispé, carvi sauvage ou épilobe : tous les ingrédients aromatisant l’alcool, cueillis à la main, doivent se trouver à l’intérieur d’un rayon de 45 minutes de marche de l’église. Depuis peu, la distillerie dispose également de ruches produisant le miel qui servira à sucrer naturellement les alcools. Ainsi, les produits de La Société secrète prennent la forme d’une création du terroir gaspésien, au carrefour de sa flore, de son sol, de son climat et des individus qui l’investissent. À contre-courant Originaires de Grand-Mère en Mauricie, Mathieu, 43 ans, et Geneviève, 39 ans, débarquent en Gaspésie il y a 11 ans. Ils viennent de passer une décennie à Québec, mais ne sont pas tout à fait comblés.

L’appel des grands espaces et des beaux paysages se fait sentir. Aussi, le couple aime faire les choses à contresens. « Quand on entendait que les régions se vidaient au profit des villes, on s’est dit : “On va faire l’inverse” », relate l’aîné du groupe, architecte de formation. Bien installé à Percé depuis 2008, le duo participe activement à la relance gaspésienne. Interpellée par l’absence de spiritueux entièrement québécois et consciente du potentiel aromatique de la flore indigène, Geneviève exprime en premier l’idée d’une distillerie. Elle travaille alors à la microbrasserie Pit Caribou, symbole de la mutation économique de Percé. Amélie-Kim et Michael y sont aussi. Indirectement, Mathieu contribue également à cette entreprise, lui qui en conçoit l’agrandissement. Tous achèteront l’idée. « On a évalué l’ampleur du projet et on s’est dit qu’on ne serait pas trop de quatre personnes, confie Mathieu. On avait une bonne relation d’amitié avec Michael et Amélie-Kim. Ils ont été très enthousiastes lorsqu’on leur a demandé s’ils voulaient se joindre à nous. »

Photo Lukas Lavoie

En mars 2016, l’entreprise La Société secrète est donc officiellement créée. Ne reste plus alors qu’à trouver des locaux pour accueillir les équipements nécessaires à la distillation d’alcools comme le gin, notamment de hauts alambics atteignant près de sept mètres. « On cherchait un bâtiment, et on est tombés sur cette église abandonnée depuis une dizaine d’années », lance Amélie-Kim, 29 ans, originaire de Port-Cartier sur la Côte-Nord. «Mais c’est drôle, même le nom est venu avant l’église ! C’est comme si tout s’est mis en place par magie », d’ajouter la jeune femme à l’oeil vif, chevelure blonde coiffée d’une casquette noire élimée.

Cette journée-là, celle-ci s’affaire à l’accueil et au labour d’une parcelle de terre à proximité de l’église. Amélie-Kim cumule les tâches depuis qu’elle a quitté Pit Caribou, où elle a été « formée » avec son conjoint Michael. Le couple, qui a jeté l’ancre à Percé il y a six ans, a baigné dans le milieu brassicole avant de s’engager sur la voie des spiritueux. Un cheminement qui tombe sous le sens, certaines étapes relatives à la production de bière étant préalables à la confection de gin.

Miser sur l’expérience

Évidemment, l’acquisition de l’église a modifié la trajectoire du projet. L’image de marque s’en inspire : le logo de l’entreprise reproduit le vitrail de la façade. Délibérément, les associés remuent l’histoire, touillant les époques, les courants et leurs symboles.

Ainsi, les imageries médiévales et liturgiques se télescopent pour créer une ambiance grisante qui donne soif ! Signe de l’au-delà, une réglementation entrée en vigueur l’été dernier permet désormais aux distilleries de vendre leurs produits sur place. « Ça ne nous rapporte pas plus sur le plan financier, mais pour l’expérience des gens et notre plaisir personnel, c’est quelque chose qu’on va privilégier tout le temps », assure Mathieu.

S’ouvre ici la voie d’une façon de consommer plus immersive, relevant de l’expérience spontanée imprégnée du territoire, à l’image de ces routes gastronomiques.

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