Un resto dans le mythique Bistro à Champlain

Il a été une référence pendant 40 ans pour son incroyable cave à vins, mais aussi pour ses tableaux de Riopelle et son local plus que centenaire. Cinq ans après sa fermeture, le restaurant de Sainte-Marguerite-du-Lac-Masson accueille un nouveau projet. Récit d’une histoire de famille, ou presque.

Champlain Charest est un amateur de gastronomie et de vin, mais aussi d’art. Jean-Paul Riopelle l’appelle un jour de 1974, alors que le magasin général de Sainte- Marguerite-du-Lac-Masson est à vendre : « Faut que tu l’achètes ! Il est pas question que cette bâtisse se fasse démolir, c’est trop important pour le village. » Des promoteurs de Saint-Adèle veulent en effet la détruire pour en faire un motel. Champlain l’acquiert donc et en fait un restaurant, le Va-nu-pieds, plus tard rebaptisé le Bistro à Champlain. Cet amateur de vin remplit petit à petit sa cave de grands millésimes et de bouteilles de collection, faisant du lieu un incontournable pour les oenophiles – le resto décroche d’ailleurs une dizaine de distinctions internationales du réputé magazine Wine Spectator.

Au Bistro à Champlain, des oeuvres de Riopelle ornent les murs et Champlain expose de nombreux autres artistes dont il lance parfois la carrière. À la fin des années 1980, il remarque le talent de Louise Prescott. Très vite, leur relation professionnelle se transforme en amitié et l’artiste peintre vient régulièrement au resto avec sa famille, entrant en habitués par la porte arrière. Sophie, sa fille, se promène dans la cave à vins, va voir le chef en cuisine ou joue au billard pendant les longues heures de repas. « Je faisais en quelque sorte partie de l’environnement », affirme en souriant la « petite-fille du bistro ». Un jour qu’elle descend à la cave, elle tombe devant les Château d’Yquem et autres blancs liquoreux ; les bouteilles s’alignent en hauteur sous le plafond-miroir, éclairées par une lampe à l’arrière. Elle remonte dare-dare à l’étage : « Maman, y a un mur d’or à la cave ! »

photo Marie-Ève Gravel
Sophie Allaire et Étienne Demers

Ce souvenir fait sourire Sophie Allaire, aujourd’hui trentenaire, un moment qui n’est peut-être pas étranger à sa décision de quitter le monde des communication pour devenir sommelière. Elle suit une formation à l’Institut de tourisme et d’hôtellerie du Québec et fait ses premières expériences professionnelles dans des vignobles et restaurants. Champlain et Monique Charest restent dans le portrait, comme des grands-parents bienveillants. En 2014, le couple ferme le Bistro à Champlain faute de relève. «Personne ne pouvait racheter la cave. Champlain aurait bien pu tout vendre en Chine ou aux États-Unis, mais c’était important pour lui que ça reste au Québec, raconte Sophie. Il a donc fermé et vendu une partie de sa cave au Coureur des Bois, à la SAQ… J’étais si triste ; ça ne faisait aucun sens que ce lieu arrête de vivre. C’est tellement magnifique ! » Le bâtiment, qui date de 1864 et fait face au lac Masson, ne manque en effet ni de cachet ni d’histoire.

Tout sauf Montréal

Sophie quitte le resto montréalais où elle travaille au début 2019 ; son conjoint, Étienne Demers, perd son poste de chef quelques mois plus tard. L’occasion de se lancer à deux est trop tentante… « On était ouverts à regarder les possibilités d’emploi, mais notre rêve c’était de travailler ensemble. On s’est dit que c’était un signe, que c’était maintenant que ça se passait ! », raconte la sommelière. Ils se lancent dans la recherche d’un local sur la Rive-Sud, à Rawdon, Joliette, Boucherville… mais pas à Montréal. « On a toujours su qu’on voulait s’installer à l’extérieur. Il y a déjà beaucoup de restaurants à Montréal, explique Étienne. C’est très féroce, et très cher aussi. On voulait pas se mettre ce gros stress financier. »

photo ASVJAD

Finalement, ils décident d’ouvrir un resto dans l’ancien Bistro à Champlain – une idée tellement évidente qu’ils n’y avaient même pas pensé. Un beau jour, simplement, Champlain et Monique leur ont offert leur local. « Ça m’aurait jamais traversé l’esprit de leur demander ça. Dans ma tête, c’était même pas une possibilité : ils ont pris leur retraite, c’est un lieu fermé… Ils ont eu des demandes à travers les années et ils ont toujours refusé. Il y avait aussi un aspect de protection du patrimoine : s’ils vendaient la bâtisse, beaucoup de gens auraient voulu la démolir », confie Sophie.

La machine s’est emballée pour que le resto soit prêt pour la belle saison. Travaux, demandes de permis… Tout le monde a mis la main à la pâte, du cousin de Sophie qui a aidé pour le démarrage d’entreprise et la comptabilité aux parents qui venaient la fin de semaine pour les corvées de ménage. Grâce au soutien familial, le couple n’a pas eu d’emprunt à faire à la banque. « C’est nous qui finançons notre restaurant. Nous, faut qu’on en vive, ça sera notre gagne-pain, indique Étienne. Il y a tellement de restos qui ouvrent puis ferment, car le poids financier est très important. » L’équipe du restaurant, ouvert début juillet, est surtout constituée d’amis et anciens collègues du couple. Sophie est responsable de la salle et de la cave, et Étienne est à la cuisine.

Des vins avec des histoires

Côté bouffe, on y sert une cuisine du marché et de saison. Étienne, qui aime beaucoup les légumes et la cuisine légère, travaille avec une coop locale de producteurs du coin. « Acidité, fraîcheur : ça rejoint ma philosophie pour les vins », souligne la sommelière. Leur but : se faire plaisir tout en respectant le client, trouver un menu et une carte qui leur ressemblent mais qui savent aussi rencontrer le public. Sur la carte des vins, on trouve un peu de tout. « On voit beaucoup ça : des cartes juste de vins nature, juste de vins conventionnels, etc. Je ne comprends pas cette nécessité de se fermer à une niche. Pour moi, tout vin a sa place tant qu’il est bon et qu’il a une histoire, insiste Sophie. Je veux rendre le vin accessible, l’amener au même niveau que la cuisine. » En haut de la carte se trouvent les vins du Québec et du Canada. « Quand on va à l’étranger, on voit que les gens mettent leurs vins en avant. Pourquoi on ferait pas ça ici aussi ? »

En plus du restaurant, le couple prévoit d’installer un petit musée dans la cave où seraient exposés photos et prix, pour faire visiter ce lieu mythique dans lequel de nombreux sommeliers et amateurs de vins auraient aimé flâner. « Champlain a encouragé beaucoup de monde dans sa carrière : il a permis à plein de gens en sommellerie de goûter à des vieux millésimes, et il a encouragé plein d’artistes, souligne Sophie. Beaucoup de gens ont commencé grâce à l’exposition qu’il offrait. Champlain, c’est quelqu’un qui repère les talents mais surtout les passionnés. Encourager ces gens et leur donner une chance, c’est ce qu’il a fait toute sa vie. Et c’est ce qu’il fait encore avec nous. »

Préserver le passé, une mission chère à la sommelière : « La devise du Québec, ça devrait être “Je me souviens… de rien”. On a un problème ici avec la transmission, c’est pas notre force. » Le resto a d’ailleurs été baptisé La Belle Histoire en clin d’oeil à toutes les petites histoires qui émaillent le récit de ce projet installé dans les Pays-d’en-Haut. Pendant les travaux, le couple a eu à coeur de préserver le cachet de l’endroit, avec ses vieilles poutres qui montrent encore les coups de hache du bûcheron.

Dans la région, il y a certes l’hôtel Estérel avec ses quatre restos, mais pas grand-chose dans la catégorie de restauration de La Belle Histoire. « Ce qu’on offre, personne ne le fait », affirme le chef.

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