Un Bleuet belge givré

Après avoir propulsé la Véloroute des Bleuets au rang de circuit cyclable de référence au Canada, David Lecointre est en voie de répéter la même histoire avec la Traversée du lac Saint-Jean à vélo. Pas mal pour un Belge naturalisé jeannois!

Il faut déjà avoir posé ses grosses bottes doublées en feutre sur le lac Saint-Jean l’hiver pour en saisir toute l’hostilité. Au cœur de la saison froide, cette mer intérieure de 1000 kilomètres carrés revêt des allures de véritable désert blanc. La glace s’étend à perte de vue, le thermomètre flirte avec des valeurs extrêmes et les tempêtes, même les plus inoffensives, se transforment en blizzards meurtriers. Résultat: s’aventurer sur ce Sahara du Nord, même en ski-doo, relève de l’exploit, pour ne pas dire de la témérité. Imaginez alors au guidon d’un vélo; c’est de la folie furieuse.

Manifestement, David Lecointre n’a pas reçu le message. Depuis six ans, ce Jeannois d’adoption convie les adeptes de la petite reine à traverser le monstre sur deux roues l’hiver, comme le font les nageurs durant l’été. Sa Traversée du lac Saint-Jean à vélo connaît un franc succès: en février dernier, 300 cyclistes d’ici et d’ailleurs (on vient d’aussi loin que du Bahreïn pour y participer) se sont élancés de Roberval vers Péribonka. Un périple de 32 kilomètres que les meilleurs réalisent en un peu plus de deux heures — lorsque Dame nature le veut bien. «C’est la météo qui fait l’événement. Certaines années sont plus clémentes que d’autres», affirme celui qui est aussi directeur général de la Véloroute des Bleuets.

La première édition de la Traversée, en 2014, a d’ailleurs viré à l’enfer blanc. «J’avais annoncé que je traverserais le lac sur Facebook, par défi personnel. Puis, sans que je m’y attende, j’ai été invité à en discuter dans les jours suivants sur les ondes régionales de Radio-Canada. Le matin du jour J, vingt et un braves, dont deux types en monocycle, se sont présentés… même s’il annonçait une tempête! Du lot, seuls sept cyclistes ont rallié la ligne d’arrivée après neuf heures d’efforts à marcher à côté de leur vélo. C’était le whiteout total: on ne voyait pas à cinq mètres devant soi!», se souvient David Lecointre.

Le lendemain de cette épopée d’anthologie immortalisée dans un court métrage disponible en ligne, Le Quotidien en fait sa une. Le titre: «Un très long calvaire». Loin d’être démonté par cette presse négative, Lecointre y voit plutôt une opportunité. «Les participants étaient enchantés par leur expérience. Surtout, ils souhaitaient retenter l’aventure dans de meilleures conditions», raconte-t-il. L’année suivante, il fait baliser et surfacer l’itinéraire de 32 kilomètres à ses propres frais. L’audace paie: le jour de la Traversée, 75 cyclistes s’élancent sous un soleil radieux et avec un vent favorable. C’est un succès éclatant. Une tradition givrée est née.

L’art du compromis

David Lecointre est le plus belge des Bleuets. Né à Liège il y a 45 ans, il a vécu et bossé au royaume de Philippe pendant les deux premières décennies et demie de sa vie avant de s’établir à Girardville, au nord du lac Saint-Jean, en 2000. «Je travaillais alors en informatique et j’avais un désir de grands espaces. J’ai choisi la région à la faveur d’un séjour d’expédition de traîneau à chiens, mais aussi parce que la couverture cellulaire s’arrêtait alors à cette latitude», avoue-t-il. Avec Tony Paré, un entrepreneur local, le père de trois enfants fonde Attractions boréales et prend racine.


Le vélo fait son entrée dans son CV en 2007, lorsqu’on lui offre de prendre les rênes de la Véloroute des Bleuets, un circuit cyclable en boucle de 256 kilomètres qui était alors en pleine croissance. Sous sa direction, brièvement interrompue entre 2011 et 2015 – «pour reprendre mon souffle» –, l’itinéraire gagne en notoriété auprès de la clientèle québécoise et internationale – sur les 250 000 cyclistes qui visitent chaque année la Véloroute, celle-ci représente plus de 10% de la clientèle. Le vénérable National Geographic la considère même parmi les 10 plus beaux circuits cyclables au monde!

Le secret de ce succès, qu’il est en voie de répéter avec la Traversée du lac Saint-Jean à vélo? «C’est l’art du compromis, répond de but en blanc le principal intéressé. Je ne dis à personne comment on fait par chez nous. Au contraire: j’écoute, je considère, je m’adapte. Cela ne s’est pas fait sans heurts: mes premières réunions ont été pour le moins houleuses… Au pays du “pas de chicane”, il faut user de beaucoup de tact et de doigté pour rallier les gens à sa cause. Sinon, je pense que l’amour de la bière et du vélo que je partage avec plusieurs Québécois n’a pas été nuisible à mon intégration.»

Ces mêmes Québécois le lui rendent bien; en 2018, ils composaient 80% des participants de la Traversée, «the ultimate Canadian winter cycling adventure», selon le magazine Canadian Cycling. Dans leur sillage, ces adeptes de fat bike génèrent des retombées de l’ordre de 300 000$. Une bénédiction pour une région qui, sans être désertée durant l’hiver, est bien moins fréquentée que lors de la saison estivale. «De la pêche blanche, de la motoneige et du traîneau à chiens, tout le monde en offre. Mais du vélo sur un lac gelé, c’est simple: il n’y en avait pas avant nous. C’est un projet signature qui contribue à renforcer l’identité régionale.»

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