J’attends l’autobus pour la décentralisation de l’art

Être un artiste, plus encore pour un acteur, c’est bien souvent… attendre l’autobus! En effet, la pratique artistique, les studios, les tournages, ça se passe bien souvent dans la métropole. Dans son livre publié chez Les éditions de Ta Mère, l’acteur rouynorandien Alexandre Castonguay nous raconte la relation d’interdépendance entre le centre culturel qu’est Montréal et les régions du Québec.

On venait juste de finir de luncher au restaurant le Petit Lutin du terminus de Rouyn. J’étais à la caisse pour régler la facture, quand j’ai entendu Alex parler avec sa voix de théâtreux qui porte : « Ah oui ? Tu jouais dans des orchestres dans les hôtels dans l’temps ? Faut que tu parles avec lui, y est journaliste ! » Il me pointait du doigt.

Je suis sorti du resto avec le numéro de téléphone d’un monsieur qui avait lancé un 45-tours obscur, au début des années 1980, et ledit disque avait été enregistré par un p’tit gars du coin, qui est ensuite devenu ingénieur de son pour Céline Dion, puis son directeur de tournée. Et depuis la mort de René, ce serait lui qui ferait la gérance de Céline. C’est arrivé il y a deux ans, et c’est le genre d’histoire qui arrive juste avec Alex.

Le Français du Couche-Tard

Alexandre Castonguay, comédien au cinéma (La rage de l’ange, Chasse au Godard d’Abbittibbi, Cash Nexus), documentariste (Alex marche à l’amour, Les chiens-loups) et homme de théâtre, a cette manière de parler vrai et de s’intéresser au vrai monde. Son intérêt ne fait pas que flotter sur la surface du lac. Il plonge. Et quand il te regarde dans le fond de l’âme… ouf, c’est intense. 

On peut donc s’imaginer que le principal interlocuteur de Castonguay dans le bouquin J’attends l’autobus, un étudiant français en histoire de l’art caissier au Couche-Tard du terminus Berri-UQAM, se sentait peut-être un peu captif, voire intimidé, derrière son comptoir, quand Alex lui parlait de son Nord-Ouest lointain.  

Dans cet essai (à défaut de pouvoir mieux classer l’ouvrage), Alex partage avec ce commis ses réflexions sur la relation d’interdépendance toxique et affective entre le centre culturel qu’est Montréal et les régions du Québec. Il lui parle aussi de sa condition d’artiste, puisqu’il a fait le choix de vivre à Rouyn-Noranda et de pratiquer son métier à huit heures de char des principaux plateaux de tournage et des grands théâtres. C’est pour ça qu’il prend l’autobus. Il doit se rendre à Montréal pour des contrats. 

Mais il ne le fait pas à reculons. Oui, il a déjà osé demander une prime d’éloignement pour un contrat qu’il avait accepté dans la métropole. Et oui, il a reçu ladite prime. Mais sa soif de réponse rationnelle est demeurée inassouvie : pourquoi le comédien qui habite Montréal a-t-il droit à une prime d’éloignement pour venir travailler en Abitibi-Témiscamingue, alors que celui qui choisit d’habiter en région n’a pas l’équivalent si on l’engage au sud de la porte du Nord ?

Antonymes, paradoxes et autres territoires austères

Depuis plusieurs années déjà, « Montréal » et « région » sont devenus des antonymes dans le langage médiatique et politique. Cette dualité est une belle cale pour antagoniser urbains et ruraux. « On est tellement programmés pour s’haïr nous-mêmes que, si on changeait l’mot “région” pour un mot sur lequel toute connotation péjorative glisserait comme l’eau su’l’dos d’un canard, on trouverait l’moyen d’y donner un sens loser », écrit Castonguay dans son bouquin.

En avril dernier, le réalisateur Sébastien Pilote menait une charge publique afin de sensibiliser le milieu cinématographique à tourner davantage dans les régions. On pourrait penser que l’initiative plairait au comédien, mais non. « J’ai de la misère un peu. Leur nom, je pense que c’est Pour un cinéma régional. Et d’utiliser le mot “régional”, ça crée une ligne. Moi, c’est un cinéma total, esti, que je vois. C’est hot le cinéma qui est fait à Montréal ! Je ne suis pas un anti-Montréal, au contraire, je trippe au boutte icitte, moi ! Par contre, ce que j’entends de certains Montréalais, de certains créateurs, c’est que s’ils avaient un autre choix, ils le prendraient. »

Première note : le titre du manifeste de Sébastien Pilote est Pour la diversité territoriale du cinéma québécois, mais on comprend l’idée d’Alex. Deuxième note : Alex, qui m’accorde cette entrevue au téléphone, se trouve à Montréal, alors que je suis à Rouyn-Noranda. On nage en plein paradoxe, mais la réalité ne pourrait être plus frappante. Il est là-bas pour participer à des répétitions. 

Un partage promouvement

Plus la discussion avance, plus c’est évident : ce livre est un partage. « Y a une belle phrase que j’aime que j’ai déjà lue dans un livre. C’est : “Fais de ton expérience une forme de connaissance”. Je pense que mon expérience est une connaissance. À c’t’heure que je le vois, je ne peux pas faire comme si je ne le voyais pas. » C’est pour ça qu’il a cru nécessaire de rédiger ce livre et de le lancer. Pour partager son expérience, sa connaissance.

Mais pourquoi avoir lancé son livre avec une maison d’édition de l’extérieur de la région (Éditions de Ta Mère), alors que des maisons d’édition régionales lui auraient ouvert grand les bras ? « Oui, c’est une dualité. C’est ma dualité. C’est de vouloir absolument que les choses se créent en région, mais en même temps, vouloir absolument crisser mon camp de chez nous. C’est un besoin de mouvement, de partager. »

 « C’est-tu un pamphlet prorégion ou un pamphlet promouvement ? », résume-t-il, sans répondre. La réponse est implicite. Je sens qu’il est sur une lancée, je cesse de l’interrompre. 

« Les chemins sont faits pour te faciliter la vie, continue-t-il. Pour que tu puisses partir de la maison, que tu ailles à ton lieu de travail, ensuite que tu ailles chercher ton enfant à la garderie et que tu reviennes à la maison et que tu recommences. On est gardés dans ces lieux-là. Ça, ça vient du livre de la phénoménologie du déracinement. C’est de la théorie urbaine. Le marché de l’art est dans une route comme ça ; qui se perpétue et qui ne se réinvente pas.

Si on crée des chemins pour faire circuler la culture, si on crée des chemins pour faire circuler les produits culturels et pour faire circuler le public, mais qu’on les garde tout le temps dedans ces chemins-là, bien c’est sûr qu’à un moment donné, ils vont chercher à s’en créer d’autres, s’ils veulent s’épanouir… heille, ça, c’est bien dit en tabarnac ! Bien moi, je pense qu’on a besoin de s’épanouir à plusieurs niveaux. »
J’attends l’autobus n’est donc pas une mappe de ces nouveaux chemins d’épanouissement culturel. C’est une pancarte de bord d’autoroute qui indique que les prochaines sorties mènent ailleurs.