Conquérir la Kinojévis

Il y a 40 ans, une gang de hippies du fond du rang 5 a eu une illumination: ils allaient défier les rapides juchés sur des radeaux allégoriques, bâtis sur des chambres à air de chars, pour célébrer la Saint-Jean-Baptiste. Vous le pensez, vous avez raison, ils le savent: ils sont fous.

Cléricy, c’est le lieu de toutes mes légendes familiales. L’endroit où mes grands-parents ont élevé leurs enfants tout en s’occupant de l’épicerie du village comme mes arrières, avant eux. C’est le lieu de rencontre de mes parents. Cléricy, c’est un petit village non loin de Rouyn-Noranda. Vous y passerez peut-être pour vous rendre au parc d’Aiguebelle, juste avant Mont-Brun. Pour la plupart, c’est un hameau anonyme. Cléricy est pourtant un village bien spécial. La municipalité est traversée de bord en bord par la rivière Kinojévis. Sous le pont qui l’enjambe, la rivière se cogne aux rochers et crée un ensemble de petits rapides dont la rumeur berce le quotidien de ses habitants.

Un éclair de génie

Gilles Rancourt est l’un des pionniers de la descente des radeaux de Cléricy. C’est aussi un grand chum à mon père. Les deux ont participé à l’élaboration de cette fête hors du commun, en se garrochant tête première dans les remous pour boire la tasse tour à tour. «Comment ça a commencé? Il y a plusieurs versions… mais je vais te donner la vraie», qu’il m’a dit, Rancourt (c’est son petit nom). C’est sur le perron de l’épicerie de Laurent Roy, mon grand-père, imaginez-vous donc, que les gars se sont dit, en sirotant une bière: «Heille, ce serait l’fun de descendre les rapides en tripe.» Comme la fin de juin approchait, ils ont organisé leur rodéo aquatique dans le cadre des festivités de la Saint-Jean-Baptiste. Ils ne le savaient pas encore, mais ils venaient de créer un événement qui allait rassembler, au fil des ans, familles et amis même quatre décennies plus tard.

À partir de l’année suivante, en 1978, l’événement prend de l’ampleur: c’est dorénavant sur des radeaux que les participants prendront d’assaut les rapides. «On défiait des entreprises, des familles, les villages avoisinants à monter le plus beau radeau. Ou à prendre la débarque la plus spectaculaire. Les bateaux étaient pas mal moins solides dans le temps», se rappelle Robert Boucher, mon paternel. Des juges cachés dans la foule attribuaient des notes aux participants.

Rancourt était sur le tout premier radeau à se jeter à l’eau. Dans son souvenir, tout est au ralenti, comme dans un film: «Je me souviens, la première fois, quand on est arrivés dans les rapides, la foule était complètement silencieuse. On entendait seulement des bribes de paroles autour de nous, “ils sont malades, tabarnak, ils sont fous”. C’était incroyable. Nous, on a passé les rapides comme dans du beurre.»

Tout le monde à Cléricy!

Ils étaient nombreux, les spectateurs, à venir témoigner du grisant danger qu’affrontaient les pirates de la Kinojévis (mauvais brochet, en algonquin, c’est-tu pas beau?). «On a déjà eu jusqu’à 15 000 spectateurs. Et jusqu’à 37 radeaux», affirme Rancourt. C’est que la Saint-Jean-Baptiste à Cléricy est rapidement devenue un peu mythique. Imaginez: une année, ils ont fait brûler une maison entière sous l’œil prévenant des pompiers. Dans le journal, pour annoncer la programmation, ils ont appelé ça «Feu de joie surprise». «Il y avait une maison qui était abandonnée depuis plusieurs années, dangereuse pour les enfants du voisinage. On s’est dit: “Ben crisse, on va la brûler pour la Saint-Jean.”» Pourquoi pas, si c’est pour sécuriser le village?


Les deux chums m’ont raconté leurs souvenirs marquants des belles années de la descente des rapides. «Un moment donné, c’était rendu gros, très gros. On avait monté une scène dans le parc pour le show, cette année-là on recevait Abbittibbi. L’affaire, c’est qu’il s’est mis à pleuvoir à boire deboutte. On a fait ni une ni deux, on a tout déménagé dans la cantine, qui faisait 40 x 40. On était 150 là-dedans. Il faisait chaud. On était ben.» Mon père, lui, se souvient du radeau le plus impressionnant qui lui a été donné de voir. «C’était une marguerite. Elle était fermée, comme un bouton. Tranquillement, les pétales se sont ouverts, et il y a eu une envolée de ballons orange. Les personnes sur le radeau étaient comme les pistils. C’était un radeau magique.» Notez ici que toutes les personnes à qui j’ai posé la question ont corroboré les propos de mon paternel.

Legs multigénérationnel

Ces descentes de radeaux ont marqué les esprits. Malheureusement, il y a environ 15 ans, elles ont dû cesser. L’organisation de l’événement était devenue trop imposante, empiétant sur les occupations des villageois. Toutefois, les rapides, eux, sont restés. Et leur incessante rumeur a continué à rappeler à ces derniers les beaux souvenirs liés à ces Saint-Jean-Baptiste exceptionnelles.

L’année dernière, Marianne, la fille de cœur de Rancourt, a proposé de souligner les 40 ans de la première descente des radeaux. Chantal Leclerc, qui assistait à l’événement adolescente, s’est lancée tête première dans l’aventure, en compagnie d’une horde de bénévoles. Ce qui devait, au départ, être un événement relativement intimiste s’est transformé en festival de la Saint-Jean-Baptiste, comme dans le bon vieux temps. «Ce qui était agréable et particulier, c’est que dans l’organisation, nous étions trois générations. Nous avons distribué les tâches selon les forces de chacun», me raconte Chantal. Cléricy est, encore aujourd’hui, un village tissé serré. Ma cousine Noémie Chassé y réside depuis sa naissance mais elle était trop petite, à l’époque, pour avoir des souvenirs des partys d’antan. Ce qui ne l’a pas empêchée de s’impliquer dans le projet. «Quand j’ai vu toutes les personnes qui s’étaient déplacées pour l’événement, j’étais sous le choc. On m’a dit: “Dans le temps, il y avait 10 000 personnes qui venaient, y avait des chars jusque là-bas, le village était plein.” L’année dernière, on a accueilli entre 8 000 et 10 000 personnes. Ça m’a beaucoup émue de voir que nous avons fait revivre encore une fois l’événement.»

Même si la descente des rapides ne reviendra pas cette année, il reste que le village de Cléricy est un lieu de grande communauté. Je vous invite à venir vous y gorger de la nature sauvage et du ronronnement des rapides. Je vous garantis qu’un voisin quelque part dans le village a encore une bonne tripe de char dans son garage, si jamais vous venait l’envie d’imiter les maudits fous du rang 5.

À lire aussi

Passer par ici