Rien de plus personnel que la définition d’un cocktail réussi. Pour votre serviteur, c’est celui dont on peut identifier chaque ingrédient, mais qui vaut mieux que la somme de ses parties. Pas simple. Tout est une question d’équilibre, de complément, de rapport de force. Mais il est un ingrédient de base dont je n’avais jamais vraiment remis en question l’importance: le soda.
Un jour, ma rédactrice en chef m’envoie un courriel en guise de sujet: «Connais-tu les sirops artisanaux KWE fabriqués à Alma?» Non, mais je vais corriger ça ce soir, lui réponds-je. Des cinq bouteilles de 375ml disposées sur l’étal du dépanneur, j’opte pour leur Tonic forestier, un nectar d’agrumes aux relents de conifère. Un voyage en soi. Deux onces dans le verre, autant d’un bon gin artisanal, un splash d’eau gazeuse et une gorgée plus tard, je réalise mon erreur. Déboucher un sirop artisanal en général, et un sirop de KWE en particulier, c’est ouvrir la plus délicieuse des boîtes de Pandore: impossible de revenir à un soda normal après ça.
Une aventure professionnelle tissée d’amitié
Petit retour en arrière. Apparue dans le sillage des microbrasseries, la vague des microdistilleries a sorti les sirops artisanaux de leur relatif anonymat. Un classique de l’effet domino. Le temps de faire maturer leurs whiskies et de les mettre sur le marché, toutes les microdistilleries financent leurs activités en créant des gins ou des vodkas de qualité. C’est rapide à produire, propice à expérimenter et rentable. Séduits par ces alcools délicatement balancés, de plus en plus de mixologues et d’amateurs éclairés hésitent à les noyer avec du soda commençant par Schw et finissant par eppes. C’est ici que les sirops artisanaux entrent en scène. En proposant aux consommateurs de créer et doser leurs propres sodas, en variant les arômes et les expériences gustatives, ces produits font mieux que de la figuration dans les cocktails: ils donnent la réplique.
Les deux fondatrices de KWE confirment. Pour Jessica Côté, «les gens sont de plus en plus allumés et cherchent de nouvelles saveurs. Ils veulent moins boire, mais mieux boire». Ève-Marie Gravel ajoute: «C’est une mode qui est bien ancrée aux États-Unis depuis longtemps, mais ça s’en vient sérieusement par ici. On est toujours un petit peu en retard au Québec.» KWE est né de l’amitié de ces deux-là. Amatrices de microbrasserie et de mixologie, nos «épicurieuses» se cherchaient depuis quelque temps un projet entrepreneurial commun, une aventure professionnelle tissée d’amitié. Un soir, elles décident de lancer leur propre marque de sirop. «J’étais employée dans un dépanneur spécialisé en bière, se souvient Ève-Marie. Je voulais développer un coin mixologie parce que je sentais que la mode s’en venait. C’est là que je me suis rendu compte qu’il n’y avait pas beaucoup de sirops à cocktail au Québec. Et encore moins qui utilisent les ingrédients qui poussent ici…»
L’appel de la forêt
Cet ancrage local, c’est ce qui fait tout le prix de KWE. Leurs tonics (forestier et boréal houblonné), mais aussi leurs sirops (menthe sauvage, cerise griotte et bleuet-lavande), sont autant d’explorations de la forêt boréale et des multiples facettes de sa flore. «Pour nous, cette dimension était essentielle, insiste Jessica. Peut-on s’approvisionner le plus localement possible? Qu’a-t-on dans nos forêts? La majorité de ce qu’on met dans nos bouteilles a été cueillie dans la région du Saguenay et du Lac-Saint-Jean.» Conscientes de leurs limites en botanique, elles font appel à Fabien Gérard, un biologiste et spécialiste de la forêt boréale qui les aide à sélectionner les plantes pour leur sirop. Il leur faudra neuf mois de recherche intensive avant d’embouteiller leur premier produit.
Assemblés le plus possible avec des ingrédients locaux, les sirops KWE se veulent très respectueux de l’environnement. C’est pourquoi certains de leurs ingrédients proviennent parfois d’ailleurs au Québec. Prenez le gingembre sauvage qui pourrait faire son apparition dans un futur produit: «On va devoir le cueillir en Beauce, explique Jessica. Il y en a dans notre région, mais pas assez si l’on veut préserver l’équilibre écologique.»
En bouche, le résultat est fabuleux. Les arômes de cèdre et d’agrumes du Tonic forestier s’accouplent à merveille, par exemple, avec le profil printanier et vivifiant d’un gin Snowdrop (distillerie Saxton du Vermont). Flanqués d’un rhum généreux, ils deviennent décadents. «Personnellement, je trouve que le gin boréal KM12 de la Distillerie du Fjord s’accorde très bien avec nos tonics, assure de son côté Ève-Marie. Tout dépend. Parfois, marier des profils de goût différents va fonctionner; parfois, on va plutôt chercher des ingrédients similaires. L’essentiel, c’est d’essayer et d’y aller selon ses goûts.» Pour les moins aventureux, de multiples recettes de cocktails sont disponibles sur le site de KWE et n’attendent que d’être concoctées.
Tradition et modernité
Reste une question: pourquoi KWE? «C’est un mot de salutation dans plusieurs langues autochtones, explique Ève-Marie. Écrit de cette façon, c’est en huron-wendat.» Ce détail n’en est pas un. Pour les deux jeunes femmes, donner ce nom à leur marque était un moyen de rendre hommage à leurs origines: Jessica est Métis aux origines Innu Micmac et Nipissing, alors qu’Ève-Marie a une ancêtre innue. «C’est ce que je suis, c’est ce que je veux valoriser», insiste Jessica. Il y a quelque chose d’inexplicablement touchant dans cette volonté de marier la tradition forestière des Autochtones à la mixologie occidentale. Une manière de construire un pont qui rejaillit indéniablement à la dégustation. «C’est exactement ce qu’on voulait faire, confirme Ève-Marie. Le peuple québécois est un peuple mélangé, nous avons tous des origines autochtones en nous. On est dans une ère moderne de la mixologie et en même temps nos produits vont chercher nos origines ancestrales.» Créer un cocktail de tradition et de modernité: voilà la méthode KWE.