Rien ne prédestinait André Trudel et Isaac Tremblay, deux enfants du pays qui ont fait les 400 coups à l’école secondaire de Saint-Mathieu-du-Parc, à créer une microbrasserie connue jusqu’à l’autre bout du monde. Dans les années 1990, André travaillait derrière les fourneaux d’un restaurant mexicain de sa ville natale. Ayant commencé à brasser de la bière dans son sous-sol, il décide de partir en Europe se perfectionner à l’art du brassage. À son retour au Québec en 1999, sa décision est prise: il sera maître-brasseur. Après une expérience d’assistant-brasseur, il lui vient l’envie d’avoir sa propre brasserie.
À l’époque, Isaac, machiniste sur des plateaux de tournage à Montréal, s’ennuie de la campagne mauricienne. Il accepte alors d’aider son ami d’enfance à se lancer dans la production de bière de microbrasserie. «Ça s’est révélé plus compliqué que je le pensais», avoue en riant celui qui dirige aujourd’hui le développement des affaires. En ce changement de millénaire, si Unibroue ou les bières Boréale ont déjà ouvert la voie au Québec, la bière de microbrasserie reste très marginale. Un alcool dont Isaac aime la diversité et la forte personnalité, loin de l’uniformité des bières traditionnelles: «C’est tout un monde stimulant à découvrir. C’est comme ouvrir un livre de 2000 pages qui va te demander des années [à lire].»
C’est donc sur les plateaux de tournage, pendant les prises, qu’il rédige le plan d’affaires du Trou du diable. Sans argent et sans expérience entrepreneuriale, les deux chums vont mettre cinq ans à concrétiser le rêve d’André. Entre-temps, trois autres gars se joignent à l’aventure: Franck Chaumanet, un Français, électricien dans le cinéma et adepte comme eux du Duché de Bicolline – un domaine de jeu de rôles médiéval situé à Saint-Mathieu-du-Parc –, Dany Payette, lui aussi un chum du secondaire, et Luc Bellerive, enseignant et voisin d’André.
Le groupe déniche un triplex résidentiel à Shawinigan que le propriétaire accepte de rénover entièrement. Pourquoi Shawinigan? «On avait identifié un besoin ici, explique Isaac. On a créé le pub que nous et nos amis voulions avoir pour boire des bonnes bières.» Le Trou du diable tire son nom des eaux particulièrement tourbillonnantes qui se forment à un endroit précis de la Saint-Maurice; un choix qui reflète autant l’ancrage dans le terroir de la microbrasserie que la force de l’énergie qui anime Isaac et ses acolytes.
Le plus gros chai à bière du Canada
Par une froide soirée de décembre 2005, Le Trou du diable accueille ses premiers clients. Deux minutes avant l’ouverture, les cinq associés, amaigris et les yeux cernés, s’affairent encore à ranger le bar. «On n’avait même pas de fourchettes, se rappelle Isaac. J’ai dû en emprunter au restaurant d’en face!» Les gens du coin se montrent au rendez-vous dès le premier soir. «Depuis, on n’a jamais cessé d’avoir du monde. Beaucoup de clients venaient, car ils trouvaient l’endroit beau. Ils se sont mis à boire de la bière de microbrasserie et ils ont été séduits.»
La Pitoune, Le Sang d’encre ou encore La Buteuse… Les bières du Trou du diable sont pour la plupart sèches et houblonnées. «Elles se descendent mieux que des bières plus corpulentes, qui sont plus riches en sucre et en malt», souligne Isaac. Si la microbrasserie tient à utiliser des ingrédients de qualité, le secret de son succès réside aussi dans la bibliothèque d’une vingtaine de levures qu’elle a développée, chaque levure ayant sa signature.
En plus des bières régulières, Le Trou du diable produit également des brassins spéciaux, vieillis en fût de brandy de pomme, de bourbon américain ou encore de vin blanc. La cidrerie Michel Jodoin fut l’une des premières à fournir des barils usagés au Trou du diable. Puis, un jour, un client de passage s’intéresse aux barils entreposés dans le pub. Il se trouve que ce Québécois installé aux États-Unis est le plus gros fournisseur de fûts pour les vignobles californiens. Comprenant l’intérêt que représentent les fûts usagés pour les brasseurs de bière, il se lance dans la récupération de barils usagés et devient un partenaire de choix pour Le Trou du diable qui, avec 800 fûts, possède le plus gros chai à bière du Canada.
Avec les années, les cinq associés apprennent à jongler entre le brassage, la restauration – le pub fabrique lui-même ses saucisses et fume son bacon –, le service, la gestion… En 2007, Le Trou du diable ouvre son usine. En 12 ans, la production est passée de 1500 à 17 000 hectolitres par an.
Démocratiser les bières de microbrasserie
Bons vivants, les cinq gars du Trou du diable n’aiment pas que boire de la bière et bien manger. Ils trippent aussi sur l’art. Pour habiller les bouteilles de leurs bières, ils collaborent avec des illustrateurs comme Fred Jourdain et Alexandre Goulet. «C’est important de donner une personnalité à nos bières, de leur faire raconter une histoire, car la bière n’est pas un produit comme les autres. Pour nous, c’est comme un enfant que l’on voit évoluer, explique Isaac. La bière entretient une relation spéciale avec l’âme, elle peut faire sortir le meilleur comme le pire de l’être humain.»
Passionnés de musique, les associés du Trou du diable ont aussi fait de leur broue-pub une salle de spectacle de 200 places, qui accueille des groupes comme Bernard Adamus, Lisa LeBlanc ou encore Canailles. Des shows qui attirent à Shawinigan des gens de partout au Québec.
En novembre dernier, l’annonce de la vente du Trou du diable – mais pas du pub – au groupe Molson a résonné comme un coup de tonnerre dans le milieu de la microbrasserie et à Shawinigan. Après une douzaine d’éreintantes années consacrées à faire croître l’entreprise, cette transaction représentait l’occasion de revenir à la base, au plaisir de brasser la bière. Il s’agit aussi pour la brasserie d’explorer des marchés autrement peu accessibles comme les festivals et les arénas, de bénéficier d’un réseau de distribution fort et de démocratiser les bières de microbrasserie. «Le milieu tend à devenir élitiste, estime Isaac. J’aime beaucoup faire découvrir nos classiques à des consommateurs qui s’éveillent à ce genre de bières.»
Ce souci de garder la passion pour la brasserie toujours aussi vive se double d’une volonté de transmettre leur style instinctif de gestion à des employés appelés à leur succéder. «Certains sont là depuis longtemps et sont devenus des amis, des confidents. Avec eux et les autres associés, nous sommes des frères d’armes.»