Chasse au trésor

On la définit comme «conteuse», mais ce que fait Élaine Richard est beaucoup plus vaste, beaucoup plus important. Quelque part entre l’archéologie et la transmission de l’histoire des Îles-de-la-Madeleine, la porteuse de traditions a une curiosité insatiable pour son coin de pays. Rencontre à la fois instructive et touchante avec une passionnée comme on en rencontre rarement.

«Entrez, assoyez-vous!» nous lance une Élaine Richard bien souriante sur son perron. 

Nous entrons avec joie dans sa cuisine pendant qu’elle nous sert du café et des galettes à la mélasse. «Ces galettes-là, c’est ma spécialité. C’est une recette de ma grand-mère, dit-elle. C’est ça que je donne à mes jeunes quand je finis de leur raconter mes histoires. J’ai jamais eu de carte d’affaires dans la vie, mais j’ai toujours eu mes biscuits!»

Très heureuse de nous recevoir, elle nous montre le prix qu’elle vient tout juste d’obtenir : celui de la Mise en valeur du patrimoine vivant, que lui a décerné Arrimage, une corporation qui vise à soutenir les artistes et les organismes culturels des Îles-de-la-Madeleine. L’an dernier, Arrimage lui avait également décerné son prix Coup de cœur de la communauté, voté par le public. «Ça me confirme que je suis peut-être ben à ma place, dit-elle, humble. En Europe, on me disait que c’était pas du conte que je faisais. Je me suis dit : “Ben j’vais rester chez nous… Y aiment ce que je fais là-bas!”»

Élaine Richard ne raconte effectivement pas d’aventures imaginaires ou d’histoires tordues, comme le présuppose la tradition du conte. «Le conte a un côté plus mystique, qui permet d’habiller ou de magnifier des choses. Moi, je ramène des faits vécus. Je ramène l’histoire.»

Et cette histoire, elle la raconte autant sur des perrons d’église que dans des auditoriums d’hôtels, des scènes de festivals, des maisons pour personnes âgées et des écoles secondaires. Les «jeunes» dont elle parlait plus tôt, ce sont des adolescents de la polyvalente des Îles à qui elle raconte «les légendes d’ici, les naufrages, les pirateries» depuis près de 20 ans. «C’est souvent là qu’ils pognent la piqûre de la transmission orale. À un point où la polyvalente a mis un cours en option sur l’histoire des Îles et qu’il y a toujours un line-up! À la fin de l’année, l’école m’engage, et je fais le tour des Îles en autobus avec eux. Je leur raconte tout ce qui les fait capoter. Et je finis tout le temps mes tours ici.»

«Ici», c’est cette époustouflante maison aux mille trésors. Une maison qui, à elle seule, incarne la mission et la passion d’Élaine Richard. «Après chaque tempête, les gens vont sur le bord de la côte pour voir ce que la mer a amené. Et nous, on ramène le bois. C’est pas comme en Gaspésie, où il y en a plein. Ici, faut que tu attendes un bateau pour en avoir. C’est sacré, un bout de bois! Au déluge du Saguenay, mon chum écoutait la télé pis il m’a dit : “Check ben ça, ça s’en vient ici!” Et comme de fait, on est allés au bout du banc avec un tracteur pour ramasser le bois quelques jours après. C’est comme ça qu’on a fini la maison.»

Entièrement faite à partir de matériaux recyclés, la maison cache en ses murs des artefacts de toutes sortes, notamment des bouteilles dans lesquelles on trouve des messages, des pensées, et même l’arbre généalogique des Richard. «Toute notre histoire familiale est rentrée dans les murs. On a transmis notre patrimoine comme ça. À la minute que quelqu’un va ouvrir un mur, il va vouloir tout défaire la maison.»

«Viens… Venez voir!» nous lance-t-elle, surexcitée, à l’idée de nous montrer le premier étage. «Faites attention à l’escalier, elle est twistée pas mal.»

À l’image de l’escalier, la visite est étourdissante : Élaine nous montre tour à tour des bouts de bois ramassés sur la plage, un vase trouvé dans un ancien campement autochtone, un crabe fossilisé, des balles de chevrotine «de l’époque des pirates»… Et tout ça est placé de manière très, très ordonnée, ce qui donne à l’endroit un charme muséal, très loin du bordel que pourrait supposer un trouble d’accumulation compulsive du genre.

«Regardez-moi ça!» s’exclame-t-elle, avec un crâne de morse dans les mains. «C’est grâce à lui que nos ancêtres sont venus ici. Les Européens venaient en grand nombre pour le chasser. Y avait une pénurie d’huile de baleine, et ils cherchaient une alternative pour éclairer la ville de Paris. Ça a été un carnage… Le dernier a été aperçu en 1799. Et moi, j’ai trouvé ce crâne-là sur le bord de la plage. À ce jour, c’est le plus beau trophée que j’ai jamais eu!»

Élaine Richard est loin d’être la seule à chercher ses trésors après une tempête. «Tu serais étonné de savoir le nombre de personnes qui ont un détecteur de métal ici. C’est des méchants malades! dit-elle, en riant. T’sais, aux Îles, on est loin, tout coûte cher, on a pas les mêmes opportunités qu’ailleurs… Mais quand tu réalises à quel point ton milieu est riche, tu te dis : “Ostie qu’on est bénis!”»

La porteuse de traditions raconte les Îles à travers ses trouvailles. Un chapelet en apparence banale, qui appartenait à son grand-père, devient la source d’une histoire palpitante, tissée à partir de la réelle histoire de l’archipel. «Ça date de l’époque où, quand les curés descendaient chez nous, ils donnaient des chapelets à des gens comme mon grand-père pour les remercier de leur avoir fait un lift. Pour ceux qui les recevaient, c’était comme gagner à la loterie. Tu portais ce crucifix-là, et ça te portait chance, raconte-t-elle. Mais un jour, mon grand-père l’a perdu après avoir labouré sa terre. Il était découragé… Il a labouré sa terre une autre fois pour le retrouver, mais il a jamais réussi. Mon cousin, plusieurs décennies plus tard, a récupéré la terre. Il a labouré son champ et, miracle, il a retrouvé le bout de crucifix dans une patate! C’est le genre d’histoires qu’on se raconte en famille. Et tranquillement, on s’aperçoit qu’on conserve notre histoire de cette façon-là. C’est ça qui est beau.»

L’histoire d’Élaine Richard a elle aussi quelque chose de tout particulièrement beau. Née en 1962, elle a su très jeune à quoi elle était destinée. «Depuis que je suis haute de même, j’ai toujours eu les oreilles grosses comme ça pour entendre les grandes histoires d’ici, image-t-elle. J’avais 15 ans quand j’ai vraiment compris ce que je voulais faire. On était trois assis sur le cap, près d’où se trouve le Fumoir d’antan, à se demander ce qu’on allait faire dans la vie. Un de mes amis a dit : “J’veux toute faire parce que je sais pas combien de temps va durer la vie.” Il est mort à 30 ans, mais il a vécu à fond. L’autre a dit : “J’rêve de rouvrir les fumoirs de mon grand-père!” Et c’est ce qu’il a fait. Pis moi, j’ai dit : “J’aimerais raconter des histoires!” Vraiment, y a quelque chose qui s’est passé ce jour-là.»

Ça aura toutefois pris trois décennies avant que la raconteuse donne vie à son rêve. «Moi, de l’éducation, j’en ai pas eu. Mon secondaire trois, je l’ai refait trois fois, avant de tout abandonner. Après, j’ai gagné ma vie comme je pouvais, en travaillant dans des restaurants. J’ai été monoparentale, j’étais en mode survie. Et j’avais tout le temps un espèce de mal de vivre. À chaque quatre phrases, je disais : “Ostie que je suis écœurée!” J’ai consommé de la dope, mais d’aplomb. J’ai presque anéanti ma vie. J’m’en foutais de l’overdose. À un moment donné, je me suis dit : “Tabarnak! Même le bon Dieu veut rien savoir de moi… Il doit y avoir une raison pour ça.” J’me suis mise à être attentive à toutes sortes d’affaires. Et je me suis rendu compte que quand je parlais, on m’écoutait. J’avais un certain charisme.»

Décidée à se prendre en main, Richard est retournée à l’école pour terminer son secondaire. «J’avais jamais lu un livre de ma vie. À 33 ans! insiste-t-elle. Et y a un prof qui m’a donné La belle embarquée de Sylvain Larivière pour que j’en fasse un résumé. C’était l’histoire de nos ancêtres et de leur résilience. J’ai pogné quelque chose de gros… J’ai eu une révélation! Je me suis mise à lire histoire après histoire, puis à en parler. Et une demi-heure avant que chaque cours commence, je venais raconter des histoires. Le prof me laissait du temps parce que ça motivait les jeunes à venir en classe. Pendant une dizaine d’années, je suis allée là gratuitement. Juste parce que je savais que, sans moi, les jeunes auraient probablement jamais ce contact-là avec notre histoire.»

Elle a ensuite été guide touristique. Une autre révélation. «C’est là que j’ai compris qu’il y avait de quoi à faire avec moi, dit-elle, tout sourire. Je pointais des choses aux touristes, mais ils continuaient à me regarder.»

Et en 2007, elle s’est donné une vraie de vraie chance, en participant au Festival international Contes en Îles. Elle avait la mi-quarantaine. «J’ai passé des années à vouloir participer à ça, mais j’avais trop le trac. Arrimage a fait venir des conteurs pour nous donner des formations. Et je me suis lancée.»

Le public madelinien a tout de suite répondu à l’appel, coiffant Élaine Richard du prix Azade Harvey, honneur célébrant ce pionnier de la poésie et du conte des Îles-de-la-Madeleine. Un autre signe clair qu’elle était à la bonne place. 

«Je suis toujours à l’écoute des signes. Il ne se passe jamais rien pour rien», lance-t-elle, le regard plein de résilience et d’espoir. «Nous autres, on est une petite gang à dire : “Ostie qu’on est bénis.” On doit le dire 100 fois par jour, tellement qu’on en revient pas.»

De «ostie que j’suis écœurée» à «ostie qu’on est bénis», l’adage de la vie d’Élaine Richard a changé.

Et ça, c’est un signe qui ne ment pas.


Rendez-vous sur la page Facebook d’Élaine Richard pour en savoir plus sur ses spectacles et ses projets.

https://www.facebook.com/elaine.richard.395

À lire aussi