L’appel de la mer

325 bateaux, 9 semaines. Aux îles de la Madeleine, la pêche au homard est plus qu’un moyen de subsistance ou un sport : c’est un rituel. À bord du Mécatina IV, nous avons pris le large aux côtés du capitaine Maxime Poirier et de ses aides-pêcheurs pour vivre une expérience typique de pêche commerciale. Retour sur un avant-midi du mois de mai venteux et houleux.

Le réveil est aride à 3 h 15 du matin. Avec les vents forts qui ont soufflé cette nuit et le mélange de fébrilité et de stress qui nous habitait, le sommeil a été plutôt léger.

Nous arrivons au quai de la Pointe-Basse de Havre-aux-Maisons un peu avant 4 h. À droite du quai, le Mécatina IV brille dans la noirceur, son éclairage bien visible.

Entre deux coupes de plie et de maquereau (les deux poissons qui serviront d’appât aux homards), Daniel et Hugo nous accueillent. Le premier est l’aide-pêcheur du capitaine, tandis que l’autre est un retraité de la marine qui vient « donner un coup de main » à son ami. « On est des voisins, des amis d’école », précise Daniel en pointant Hugo.

À l’intérieur du bateau, on rencontre Maxime Poirier, le plus jeune du trio. Capitaine depuis 12 ans, il a commencé à pêcher à l’adolescence aux côtés de son père, un capitaine de crabier.

En tant que chef de l’équipage, il nous donne les directives et les consignes d’urgence en vue de ce périple de plusieurs heures. « Si ça se passe mal, tu dois être capable de mettre ça en moins de 1 min 30 s », me dit-il en me tendant une combinaison de sécurité peu évidente à enfiler. Chronomètre en main, il insiste, avec un large sourire, pour que je relève le défi. Un exercice qui nécessite dextérité et autodérision.

Ma pénible performance se termine au moment où les deux aides-pêcheurs entrent dans la cabine en vue du grand départ. Leur complicité est palpable. « On rit tout le temps », dit Hugo, considéré par Daniel et Maxime comme « le gars qui conte toujours des jokes ». Désirant probablement faire honneur à sa réputation, il nous livre son adage de prédilection : « Aux îles, ou bien t’es pêcheur ou mineur. Ou bien chômeur… ou dealer ! »

Daniel, le plus bavard des trois, insiste sur l’importance d’avoir « une bonne chimie » à bord : « Quand t’es à 10 miles au large pis il y en a un que t’aimes pas la face, il y a rien de drôle là-dedans. Moi, si ça m’arrive, je ne reste pas dans le bateau : ça va être ma dernière journée ! Il y a 325 pêcheurs aux îles, donc j’ai le luxe de choisir. Et avec Max, on s’adonne bien. Il chiale pas, il est vraiment cool. »

En plus de bien « s’adonner », Maxime et Daniel ont en commun d’être très travaillants et assidus. En quatre printemps, ils n’ont raté aucune journée des neuf semaines allouées à la pêche au homard — à l’exception du dimanche, le traditionnel jour de repos des pêcheurs. « Des fois, il y a des bateaux qui ne sortent pas ; mais nous, on sort pareil ! » se félicite Daniel.

Et cette rigueur au travail est parfois dangereuse. Deux jours avant notre périple, la température ne leur a pas fait de cadeau. « C’était une des pires journées de l’année, explique Daniel. Les vagues nous passaient par-dessus. On avait la capuche toujours attachée et on s’est fait poivrer comme si on se faisait lancer des cailloux. C’était salaud ! »

Daniel évalue le niveau d’intensité de cette journée rocambolesque « à 7 ou 8 sur 10 », une note bien au-dessus de celle qu’il accorde à la journée qui se profile à l’horizon. « Ça va être du 3 sur 10 », prévoit-il alors que le bateau quitte le quai sur une houle qui nous apparaît plutôt fougueuse, voire même un peu virulente.

Beau temps, mauvais temps, le plan pour la journée est simple. « C’est toujours la même chose. On a 273 casiers à lever », résume Daniel.

Ces casiers, ce sont les cages à homards éparpillées dans les 39 points de pêche aux abords de l’archipel. À chacun de ces 39 points, facilement repérables à leur bouée, les marins lèvent les casiers placés au fond de la mer depuis le précédent jour de pêche, y ramassent le butin de homards et renvoient les casiers à leur place avec les nouveaux appâts, fraîchement reçus la veille et coupés le matin même.

« C’est vraiment une course folle », lance Daniel en faisant référence au titre d’un documentaire portant sur la pêche au homard aux îles. « On a 9 semaines pour vivre toute l’année. En moyenne, on parle d’à peu près 34 000 livres de homard [par bateau], à 6 ou 7 $ la livre. Nous, c’est 40 000 livres. »

De là l’idée de commencer chaque précieuse journée le plus tôt possible, à cinq heures du matin. « C’est la loi. Si on pouvait commencer avant, on le ferait », dit Hugo.

« Il y en a quelques-uns qui partent après [nous] et qui reviennent vers 3 h et demi de l’après-midi. Mais pour moi, une heure le matin, ça vaut deux heures l’après-midi. C’est le matin que t’es en forme et que le soleil n’est pas trop fort. T’es frais, disposé », explique Daniel.

Ceux qui disent qu’ils n’ont pas peur, c’est des menteurs

Alors que le soleil se lève tranquillement, Maxime doit naviguer avec prudence. Les vents du nord sont forts et l’eau est assez agitée. « On va se tenir », dit-il alors que nous rebondissons ici et là dans la cabine.

« On est toujours à 3 sur 10, Daniel ? » demandons-nous avec un certain désarroi dans la voix.

« Ha, ouais ! » répond-il. Mais si vous ne vous sentez pas bien, on peut virer de bord et vous ramener. »

Considérant nos nausées particulièrement fortes se transformant peu à peu en rudes vomissements, malgré la prise préventive de comprimés, nous commençons à envisager l’offre sérieusement.

« Moi, ça ne me dérange pas. C’est vous qui décidez, lance Maxime d’un ton avisé. Mais le pire est passé. Ça va être plus calme, tantôt. »

Daniel tente tant bien que mal de nous rassurer en nous racontant son expérience : « J’ai été malade pendant des années sur les bateaux. Je suis même parti travailler comme mécanicien pendant 20 ans à Montréal, parce que j’étais trop malade. Mais j’ai persévéré et j’ai passé au travers, notamment en arrêtant de fumer, en prenant des Gravol. Reste que je connais des gens qui pêchent depuis 30 ans et qui sont encore malades. »

« Ils vomissent par le petit hublot du capitaine, lance Maxime, en mimant l’acte. Mais, moi, je n’ai jamais été malade. »

« À part sur la boisson ! » ajoute Daniel en riant.

Devant notre incapacité à garder le cap, l’aide-pêcheur nous propose un plan-compromis pour nous éviter huit heures de mal de mer. « On peut changer notre itinéraire et pêcher en premier quelques cages proches du quai. Ça va vous montrer en gros comment ça marche. Et on pourrait aller vous reporter après. »

Le capitaine abonde dans son sens : « Ça va revenir au même pour vous. Les cages qu’on va prendre ici, elles sont pareilles à celles qu’on va prendre à l’autre bout. »

Nous acceptons avec beaucoup de gratitude cette offre qui retardera l’équipage d’environ 45 minutes dans ses activités du jour.

Le bateau s’arrête aux premières cages. L’exercice est ardu pour Daniel et Hugo, qui doivent lever les casiers préalablement lestés au fond de l’eau par un bloc de béton tenu par des lattes de bois. Maxime, lui, regarde si les prises sont légales : il doit remettre à l’eau les femelles avec des œufs ainsi que les homards, mâles ou femelles, ayant un céphalothorax de moins de 83 millimètres et de plus de 145 millimètres. Le rythme de travail est rapide et soutenu ; à regarder, c’est à la fois impressionnant et étourdissant.

« Tout le monde finit par trouver son rythme. Tu fais la même affaire, chaque jour », dit Maxime, alors que nous remettons le cap sur le quai.

« La seule journée qui est différente, c’est la première, quand on va porter les 273 casiers dans l’eau, nuance Daniel. C’est le stress intérieur, ce jour-là. Je suis toujours malade sur le quai. Ça me prend dans les tripes, j’ai des papillons dans le ventre. Après, il y a une routine qui s’installe. Mais quand même, tu n’as jamais deux jours pareils. Ce n’est jamais le même lever de soleil, jamais le même vent. »

Bref, les pêcheurs doivent être prêts à tout lorsqu’ils partent au large. Malgré la sécurité renforcée par les caméras et les appareils à la fine pointe de la technologie, la crainte du naufrage est toujours là. « Ceux qui disent qu’ils n’ont pas peur, c’est des menteurs », juge Hugo.

« Toutes les familles aux îles ont vécu quelque chose [en lien] avec un naufrage », avoue Daniel. Moi, j’ai eu trois naufrages dans ma famille : deux frères qui se sont noyés, un oncle qui s’est noyé. Et il y a mon père, qui a perdu son bateau à l’île d’Entrée. »

Maxime, lui, a perdu son frère lors de son premier voyage en mer avec son nouveau bateau, le Jean-Mathieu. Un choc qu’il a vécu très durement lorsqu’il était jeune, mais qui ne l’a pas empêché de suivre également les traces de son père. « C’est plus fort que moi, répond-il quand on lui demande s’il a hésité avant de choisir ce métier. C’est l’appel de la mer. »

« On a tellement hâte, quand ça commence, qu’on n’en dort pas pendant trois jours. On est pareils comme des enfants qui vont à La Ronde, illustre Daniel. Quand il fait beau, c’est le plus beau métier du monde. Mais quand il ne fait pas beau, on ne peut pas vraiment dire ça. »

Le Mécatina IV nous ramène au quai vers six heures du matin

Le plus beau métier du monde

Le Mécatina IV nous ramène au quai vers six heures du matin. Nous profitons de ce périple écourté pour nous recoucher un peu, avant de faire le bilan de la journée vers midi, avec l’équipage.

C’est Benoît, le livreur, qui nous accueille, cette fois. Il est chargé de ramasser les homards, de les mettre dans un vivier et de les amener à l’usine qui assurera le tri de chacune des prises en fonction de leur grosseur. « Après ça, j’envoie les commandes dans une van, selon les demandes : à Montréal, à Québec, à Boston, à Cape Cod… Disons qu’après ma journée, je n’en mange pas en arrivant chez nous », dit-il avant d’y aller d’une éloquente comparaison : « C’est comme quelqu’un qui travaille dans une usine de baloney : il est tellement écœuré d’en voir et d’en sentir qu’il ne veut plus en manger. »

À défaut de pouvoir parler à Dan, visiblement exténué, on intercepte Hugo aux abords du quai. « Après votre départ, ça s’est calmé sur l’eau, dit-il, semblant, lui aussi, épuisé. C’est sûr que je n’irai pas danser une gigue, ce soir. Il y a une game de hockey et je ne la verrai sûrement pas. Vers 8 h et demie, j’ai même besoin d’aller me coucher ; je tombe carrément endormi. »

La récolte de la journée est d’environ 1000 livres. « Pour moi, c’est une bonne pêche, mais peut-être que Maxime ne te dira pas ça, confie Hugo. L’an passé, c’était meilleur. On aurait eu 2000. »

Après avoir réglé les commandes avec Benoît, le capitaine nous donne à son tour ses impressions de la journée. « Je suis content du résultat. Cette année, 1000 livres, c’est bon, parce que les prix sont plus hauts », dit-il en attribuant cette hausse à la fois à la pandémie et à une plus forte demande de la part des marchés étrangers.

Année après année, l’entreprise de Maxime Poirier (qui comporte également un volet de pêche et d’interprétation en mer pour les touristes) est florissante. Ses activités n’ont toutefois pas toujours été aussi lucratives. « Les quatre premières années, c’était très difficile. Le prix n’était pas bon et j’avais souvent des problèmes mécaniques et hydrauliques. »

Maxime Poirier

Une photo de son père, Benoît Poirier, est maintenant accrochée dans la cabine du bateau en guise de porte-bonheur. Le capitaine est décédé des suites d’une maladie lorsque Maxime était très jeune. « Ça m’encourage de l’avoir avec moi à chaque voyage, confie-t-il. C’est grâce à lui que j’ai voulu aller sur l’eau. Et que j’ai découvert le plus beau métier du monde. »

C’est maintenant à sa fille qu’il veut transmettre sa passion. « Elle est venue 3 ou 4 fois en bateau, et elle capote, lance-t-il avec un grand sourire. Elle a trois ans. C’est bon signe. »

Visiblement, il y en a pour qui l’appel de la mer est plus ancré, plus viscéral que d’autres.

Sortie en mer et interprétation de la pêche au homard, de juillet à septembre 2021, quai de la Pointe-Basse, Havre-aux-Maisons. Plus d’informations.

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