Je venais tout juste de m’installer à Chicoutimi et ce soir-là, j’étais à la découverte de ce qui allait devenir mon nouveau centre-ville pour les prochaines années. Et puis hop! c’est en longeant la rue Racine que j’ai vu ce tableau dans une vitrine.
Maintenant, je vais être très franc avec vous. Ça aurait été très chouette que je vous raconte que j’ai aussitôt commencé à m’enthousiasmer devant la vitrine en hurlant un truc comme «Que Dieu soit loué! C’est un Arthur Villeneuve!», mais non. La vérité, elle est plutôt nulle, car en fait, j’ai seulement remarqué le tableau. Et là, qu’on se comprenne bien, je n’ai pas remarqué que c’était un Villeneuve, j’ai juste remarqué le tableau.
Dans les jours qui ont suivi, je suis repassé à quelques reprises devant cette même vitrine et chaque fois, je remarquais à nouveau ce tableau tout en continuant mon chemin, sans chercher à en savoir plus. Ce petit manège a duré jusqu’au jour où, constatant que mon attention était sans cesse captée par cette mystérieuse toile, je me suis avancé vers la vitrine pour enfin regarder qui en était l’auteur. Ça m’a complètement déstabilisé de réaliser que tout ce temps, je croisais sans le savoir un de ces «fameux» Villeneuve.
Ça m’a troublé pour plusieurs raisons, car il faut savoir que lorsqu’on habite au Saguenay–Lac-Saint-Jean, quand bien même qu’on ne connaîtrait rien sur le travail d’Arthur Villeneuve, l’idée comme quoi cet homme était un genre de surhomme finit impérativement par s’incruster dans notre ADN.
Et puis une fois qu’on vous raconte qu’il s’agissait d’un barbier qui avait soudainement décidé de peindre entièrement sa maison en s’en servant comme toile, la première chose qu’on se dit, c’est que tout ça, c’est une espèce de légende. Un peu comme celle où il y a ces types qui se fabriquent un canot volant.
Évidemment, il y a tout ça qui vous frappe la première fois où vous réalisez que vous êtes en présence d’un Villeneuve, mais il y a aussi les nombreux questionnements intérieurs que suscite son approche artistique. Je me ferai peut-être quelques ennemis, mais pour bien des gens, la première question qui leur vient à l’esprit est un truc du genre: «Est-ce que c’est vraiment beau?»
Je fais justement partie de ceux et celles qui se sont questionnés à cet effet et si je le dis sans gêne, c’est que ça m’a permis de découvrir que je m’étais trop souvent posé la mauvaise question. En regardant un Villeneuve, il n’est pas question de se demander si c’est beau ou non, mais plutôt de tenter de comprendre pourquoi son œuvre a attiré notre attention.
Je me suis dit que j’arriverais peut-être à comprendre ce «pourquoi» en piquant un brin de jasette avec Chantale Hudon, la propriétaire de la galerie La Corniche. Cette femme, elle connaît tout sur Villeneuve et pour la petite histoire, c’était justement dans la vitrine de sa galerie que j’avais vu pour la première fois cette fameuse toile de Villeneuve.
Pour être franc avec vous, j’ai quand même ressenti une certaine crainte d’expliquer à une spécialiste de Villeneuve qu’à l’origine, je m’étais demandé si son art était vraiment beau. Mais sa réponse allait vite me rassurer: «Ce qui a aidé Arthur Villeneuve à se faire remarquer, c’est que son art ne laissait jamais personne indifférent. Sinon, il faut savoir que nous étions alors à une époque où les gens se faisaient un honneur de découvrir les différents artistes qui donnaient une couleur à leurs régions. Par exemple, de nombreux artistes visuels établis comme Armand Vaillancourt ou Alfred Pellan étaient allés à la rencontre de Villeneuve, car ils voyaient en lui un certain idéal qu’ils cherchaient tous à atteindre, soit une pureté et une authenticité dans sa démarche, et ce, étant donné qu’il ne subissait pas l’influence de ses confrères.»
Près de 30 ans après le décès de Villeneuve, il suffit maintenant de se rendre au musée La Pulperie de Chicoutimi pour s’offrir une visite chez le peintre-barbier. Sa mythique maison qu’il avait transformée en gigantesque fresque y réside aujourd’hui, reposant dans une grande salle à l’humidité et à l’éclairage contrôlés. D’ailleurs, dès la première visite, il est pratiquement impossible de rester de marbre en entrant dans ces lieux d’où émane une espèce d’atmosphère sacrée. «Tout ça est donc vrai», qu’on se dit.
On revoit par exemple cette fois où cet homme d’un âge respectable qui titubait devant un petit bar de la ville nous avait raconté qu’il avait grandi à quelques maisons de Villeneuve: «Crois-moi, mon p’tit gars, le gars avait peinturé sa maison de bord en bord avec des p’tits bonhommes. On pensait qu’il était viré sur le top, mais finalement, y ont dit que c’était un artiste.» Cette fois-là, on avait bien rigolé en se disant que les gens manquaient sérieusement de flair à l’époque, mais maintenant qu’on est là devant cette maison qu’on a déménagée dans un musée, on se surprend à se dire que peut-être que nous aussi, on se serait dit que le gars avait sauté un plomb.
Tout ça, c’est quand même fou, parce que lorsque j’y repense, pendant les sept années où j’ai vécu à Chicoutimi, Arthur Villeneuve a toujours été là. Il était là dans cette vitrine de la rue Racine. Il me semble l’avoir vu à quelques reprises quand je travaillais à la bibliothèque. Je crois aussi l’avoir vu à l’université. Je pense même l’avoir aperçu une fois chez un dentiste chez qui ça m’avait coûté très cher. J’ai aussi découvert sur le tard que son esprit était constamment dans les environs quand on se rejoignait entre musiciens au Bocal dans le quartier du Bassin, car on était justement dans les mêmes rues où la maison de Villeneuve trônait autrefois.
Et puis ça va vous sembler un peu convenu, mais il est même là quand il n’est pas là. Parce que peu importe où vous jetez le regard à Chicoutimi, vous pouvez toujours percevoir au moins un petit recoin du décor qui semble vouloir imiter ce que voyait Villeneuve.