Sensibilité, douceur, émotion : ce sont les mots qui reviennent le plus souvent lorsqu’il est question de décrire le travail de Mathilde Cinq-Mars. « Je sais que c’est ce que mes dessins démontrent, parce que c’est le retour que je reçois des gens », affirme-t-elle. Des gens qui l’abordent par ailleurs avec beaucoup de délicatesse. Elle a pourtant tendance à envisager son métier de manière très cartésienne, loin du romantisme qu’on pourrait s’imaginer.
Ce pragmatisme a peut-être à voir avec les circonstances qui ont mené à sa carrière d’illustratrice, après des études en arts visuels à Strasbourg puis en animation à l’Université Laval. Alors installée dans le Bas-du-Fleuve, elle apprend qu’elle devra mener à terme une grossesse sans père à l’horizon, et donc assurer seule la subsistance de sa famille. Instinct de survie oblige, elle se lance en affaires dans ce qu’elle fait le mieux : le dessin.
Une carrière florissante
Son portfolio s’est développé au gré des siestes de sa petite fille, et sa clientèle et sa réputation ont grandi au même rythme que sa progéniture en un peu plus de cinq ans – à vitesse grand V. Pas le choix d’être efficace et de remiser l’anxiété au placard dans ce contexte.
Elle partage désormais son temps entre les commandes éditoriales, les dessins personnalisés, les livres et les projets d’affiches éducatives. Elle adore le volet éditorial, qui lui permet de se plonger dans une multitude de sujets différents dans de courts délais. « C’est une image, un univers. Et comme il n’y a pas d’image de transition dans l’éditorial, il faut que chacune soit forte. »
Les dessins de la Trifluvienne ont également accompagné de nombreux livres ces deux dernières années, dont le magnifique Nos héroïnes d’Anaïs Barbeau-Lavalette. Consciente du privilège de se faire approcher pour d’aussi belles propositions qui reflètent ses valeurs profondes, elle les choisit néanmoins soigneusement. C’est que le processus de création d’un livre lui est chaque fois un peu douloureux, puisqu’il s’étale sur plusieurs mois et occupe son esprit tout au long. « Tout le monde peut s’assurer que si je sors un livre et que j’ai fait les illustrations, c’est vraiment parce que je n’ai pas été capable de dire non tellement j’aimais le projet ! »
La flore comme moteur créatif
Les illustrations incorporant des plantes se sont multipliées ces dernières années, et cet engouement végétal a contribué à faire rayonner le travail de Mathilde Cinq-Mars. Elle se considère chanceuse que la tendance soit alignée avec ses orientations, et espère qu’il s’agira d’un intérêt durable de la part du public. « J’ai ce créneau-là, mais ce n’est pas par dépit : quand ça ne sera plus la mode de la botanique, j’en ferai encore, parce que j’aurai toujours ce besoin-là. C’est vraiment une passion ancrée profondément. »
Elle utilise d’ailleurs souvent des déclinaisons florales pour faire passer les émotions qu’elle souhaite transmettre dans ses illustrations. « Je finis toujours par mettre des fleurs, c’est mon vecteur pour aller chercher ce qui vibre à l’intérieur, là où je suis vraiment sincère. »
Si c’est la monoparentalité qui a ramené Mathilde dans sa Mauricie natale pour se rapprocher de sa famille nombreuse, elle a vite réalisé les avantages considérables que la région conférait à sa carrière. Sans la couper de contrats à Montréal et à l’étranger, faire partie d’une petite communauté lui a permis d’être rapidement reconnue et sollicitée pour des mandats, en plus de pouvoir déménager son travail dans un atelier sans se mettre sur les épaules une pression financière importante. Ajoutons à cela l’accès facile à la nature et tous les ingrédients sont réunis pour garder l’illustratrice dans la région.
Les mains dans la terre avec Estelle
À l’été 2018, monopolisée par les contrats, l’illustratrice s’est ironiquement vue cloîtrée dans son atelier à dessiner les fleurs qu’elle aime tant, sans pouvoir profiter de la belle saison pour les admirer dans leur état naturel. Pas deux étés de suite, s’est-elle promis.
Avec son amie Gabrielle Caron et sa soeur Aurélie Cinq-Mars, elles ont décidé de mettre sur pied une ferme florale, nommée Estelle. Le trio répond ainsi de manière constructive à sa déception que les superbes productions des fermes florales existantes n’atteignent jamais Trois-Rivières, victimes de leur succès.
Le nom de l’entreprise rend hommage à Estelle Lacoursière, une soeur ursuline qui a enseigné la botanique, la biologie et l’écologie dans la région, notamment à l’Université du Québec à Trois-Rivières. C’est à cette pionnière que l’on doit de nombreux herbiers et arbriers du Québec, qui ont marqué l’adolescence de Mathilde et forgé son style de dessin.
La ferme florale privilégie les vivaces et les fleurs sauvages pour créer des bouquets qui sont répartis entre les abonnés et les fleuristes. Les trois fondatrices viennent de terminer leur première saison, riche en apprentissages et en essais et erreurs. Pour la prochaine année, elles souhaitent se concentrer de plus en plus sur des variétés adaptées à la région et au climat.
Fait rare dans la fleuristerie, qui a toujours une certaine longueur d’avance sur la nature grâce aux semis partis en avance et aux serres chauffantes, Estelle ferme florale désire faire sien le rythme des saisons. Cela permettra notamment « de pouvoir transmettre ces connaissances-là via les réseaux sociaux », de précieuses tribunes qu’adore utiliser l’illustratrice, afin de donner confiance aux gens qui auraient envie de fleurir leur terrain et d’en apprendre davantage sur la flore mauricienne.
Partager les savoirs
Que ce soit par la culture des fleurs ou son travail d’illustration, la transmission compte beaucoup pour Mathilde. La passation des connaissances, d’une part, qu’on retrouve beaucoup dans ses affiches éducatives et dans les ateliers de dessin qu’elle a commencé à donner récemment, et d’autre part le rayonnement des valeurs environnementales et féministes, qui l’anime dans tout ce qu’elle fait.
Quand elle étudiait au cégep, une professeure avait demandé à ses élèves de s’interroger en quoi ils amélioreraient la société grâce à leur choix de carrière. La question l’avait fait rire sur le coup, mais elle réalise qu’elle l’habite encore, toutes ces années plus tard. C’est probablement pourquoi elle continuera de fleurir le monde, autant sur papier que dans les maisons de la Mauricie, et qu’elle se consacrera à tous les projets qui la font croître, en tant qu’illustratrice et en tant qu’humaine.