« C’est un théâtre qui est très ancré dans sa communauté », annonce d’entrée de jeu sa directrice artistique Sylvie Dufour, qui occupe cette fonction depuis maintenant 10 ans. Installé dans un ancien château d’eau qui a connu plusieurs incarnations depuis sa vocation initiale, le Théâtre de l’Île a été inauguré en 1974, quelques semaines avant qu’un violent incendie ne ravage l’édifice. Qu’à cela ne tienne : la Ville, unique propriétaire du lieu, entreprend les rénovations nécessaires, et depuis 1976 l’institution est exploitée dans sa forme actuelle. Bon an mal an, le théâtre produit six spectacles, impliquant par la force des choses majoritairement des créateurs de la région.
La particularité de la programmation est son volet communautaire, où l’encadrement est assumé par une équipe professionnelle, mais dont l’ensemble des comédiens participants sont en fait des citoyens-acteurs qui n’ont pas nécessairement d’expérience théâtrale préalable. Deux pièces sont entièrement jouées par ces novices, sélectionnés par un processus d’auditions affichées par la Ville. Les besoins diffèrent évidemment selon les productions, mais la directrice artistique s’assure de choisir des pièces requérant une distribution nombreuse et variée.
Vases communicants d’engagement
Ce volet communautaire participe évidemment à attirer un public qui ne fréquenterait peut-être pas le théâtre, si ce n’était que pour assouvir la curiosité de voir son cousin ou sa dentiste se commettre sur les planches. Ce public néophyte se laisse charmer par la production, par la confiance accordée aux citoyens et le travail colossal qu’ils accomplissent en retour, mais aussi par le caractère intimiste de la magnifique salle de 118 places, « où l’on voit bien de partout ». Ces raisons pousseront peut-être le spectateur à revenir y découvrir d’autres pièces.
L’équipe du Théâtre de l’Île s’assure également de garder vivant l’attrait pour la discipline chez tous ceux qui ont participé aux auditions, qu’ils soient choisis ou non. « On peut avoir 60 personnes qui se présentent aux auditions. Pour ceux qui n’ont pas été choisis, afin de garder leur intérêt pour le théâtre, on met sur pied des ateliers de jeu pour ne pas les perdre de vue. » Ces motivés sont également conviés aux générales des pièces du volet communautaire : « C’est une façon de leur dire merci, et de leur dire aussi “On ne vous oublie pas, il va y avoir d’autres auditions”. » Voilà une excellente façon de prévenir les égos blessés et de garder la communauté tissée serrée autour du théâtre.
Nourrir l’écosystème
Car il n’y a pas que les citoyens, acteurs ou non, qui gravitent autour du Théâtre de l’Île. Dans une ancienne caserne de pompiers de trois étages située tout près se trouve le Centre de production. Celui-ci abrite le costumier, les ateliers de fabrication de décors et les espaces de répétition. Tous les organismes et troupes reliés de près ou de loin au théâtre sont appuyés par la Ville. Ce soutien s’exprime par des subventions, mais également par une mise en commun de ces précieuses ressources. « Pour la Ville, c’est important que la culture soit accessible, que les arts soient à la portée de la main, estime Sylvie. On a donc ce volet de partage des acquis du théâtre envers la communauté et envers les autres compagnies, qu’elles soient professionnelles ou communautaires. »
Désir de relève
Toutes ces initiatives contribuent à animer culturellement la ville de Gatineau et à garder les créateurs dans la région, une préoccupation qui demeure.
Pour favoriser cette rétention, de nombreuses mesures pour soutenir la création ont été mises sur pied. Le concept des cartes blanches, à l’Espace René-Provost, qui appartient lui aussi à la Ville, participe à cet élan. Les créateurs profitent donc des ressources du théâtre pour façonner 30 minutes de création originale, qu’ils présenteront devant public. Les théâtres des environs reconnaissent le potentiel de ces laboratoires et y effectuent souvent du repérage pour leurs programmations à venir. « On crée l’équilibre entre ce beau théâtre populaire qu’est le Théâtre de l’Île et tout le développement d’une relève et d’une parole avec l’Espace René-Provost », résume Sylvie.
Dans le bleu, de Magali Lemèle, qui sera présentée du 22 avril au 3 mai 2020, constitue un bel exemple du parcours que peuvent suivre ces expérimentations. Créé dans le cadre d’une carte blanche, ce projet très personnel d’un récit de traversée en voilier a bénéficié d’une participation aux Zones théâtrales pour finalement s’intégrer à la programmation de la présente saison du Théâtre de l’Île, dans une version plus étoffée. En plus de cette destination heureuse, la pièce bénéficie d’une coproduction avec le prestigieux Centre national des arts d’Ottawa, où il jouera également, et d’un passage au Théâtre du Nouvel-Ontario à Sudbury. « C’est tellement important que la création circule ! Pour nous, ça a une grande valeur. »
Ainsi, le Théâtre de l’Île et son modèle unique contribuent à dynamiser le milieu et à insuffler d’importantes ressources pour garder l’intérêt envers le théâtre plus vif que jamais. « Ma responsabilité, c’est de m’assurer qu’on a toujours un bassin d’artistes dans le coin, dit la directrice artistique. Parce que l’attrait des grands centres est là aussi, et les voir partir ailleurs, c’est toujours ce qui nous menace. Il faut donc doubler de vigilance et d’initiatives pour les garder près de nous. »
Dans ce contexte, un exemple comme celui de Marc-Antoine Morin permet de garder espoir. Le jeune comédien fraîchement diplômé du Collège Lionel-Groulx, qu’on a pu apercevoir cet été au Théâtre de l’Île dans Les grandes chaleurs de Michel Marc Bouchard, n’était pas un inconnu aux yeux du public gatinois. C’est que Marc-Antoine a fait ses premières armes de scène sur ces mêmes planches, alors qu’il avait 12 ans, dans le volet communautaire… S’il ne suffit pas de provoquer l’étincelle, le Théâtre de l’Île dispose de nombreux moyens pour garder bien allumé le feu sacré pour le théâtre.