L’un est un travailleur « semi-retraité » et partage son temps entre Cap-Saint-Ignace (Chaudière-Appalaches) et son campement à 160 km de Sept-Îles. L’autre est un artiste de Cascapédia–Saint-Jules (Gaspésie) et adore réaliser en solo des portraits intimistes, notamment au sein des communautés autochtones du Québec. Ensemble, ils ont passé trois semaines en immersion complète, pour créer un étonnant film documentaire présenté par Unis TV dans lequel notre rapport au territoire et le mythe du coureur des bois sont mis en question.
Un train pour la liberté
C’est en tournant un court métrage sur le Tshiuetin pour la CBC qu’Éli a pour la première fois aperçu Clément : bien équipé pour un séjour de quelques mois en forêt, l’homme s’apprêtait à sauter du wagon-cargo… au beau milieu de nulle part. « L’histoire des gens qui débarquent tout au long du trajet est tellement fascinante, s’exclame le réalisateur. J’ai demandé à Clément s’il acceptait que je filme sa descente avec tout son stock. En atterrissant, il avait de la neige jusqu’en dessous des bras ! »
Une fois son projet initial terminé, Éli s’est de nouveau mis à penser à celui qu’il avait brièvement filmé un an plus tôt. « J’avais le feeling qu’il serait un bon personnage. Je lui avais posé quelques questions rapides sur place, sauf que je ne savais même pas son nom. » Armé d’une capture d’écran de Clément, il a alors entrepris la laborieuse démarche de le retrouver, avec l’aide de tous ses contacts associés au train. La quête a pris fin quand quelqu’un a enfin indiqué qu’il venait de déposer le mystérieux inconnu à l’auberge de jeunesse de Sept-Îles.
« Juste le joindre pour lui parler de mon envie de faire un film, c’était quelque chose ! Mais mon intuition était bonne : Clément est plus qu’un gars qui va passer du temps dans le bois. Même sa vie “au sud” est en retrait et basée sur la simplicité. » Éli s’est ainsi rendu à l’autre domicile de Clément, une roulotte en forêt, pour lui exposer son idée de documentaire. Les deux inconnus ont beaucoup échangé avant de planifier ensemble un séjour de quelques semaines sur la Côte-Nord.
One-man band
Tandis qu’il préparait son tournage, la seule certitude du cinéaste était que son « équipe » devait être à l’image de son sujet : en immersion complète avec son environnement. « Je voulais y aller seul avec Clément, et passer beaucoup de temps avec lui », nous confie celui qui a amorcé sa carrière en créant de courtes vidéos pour l’émission Road movies (CBC), alors qu’il n’avait que 19 ans. « C’était un peu comme la Course destination monde, mais sans l’aspect compétitif. C’est là que j’ai appris à être un one-man band. »
Partez à la rencontre de cet immense territoire
en compagnie de Clément Lévesque
La recherche, la scénarisation, la caméra et la prise de son d’Un canot sur la neige, c’est donc Éli qui les signe. « J’ai toujours aimé le buzz d’être seul avec mon sujet. Je voulais rester assez longtemps pour qu’il puisse prendre toute la place dans son espace et s’exprimer pleinement. Pour établir une écoute réelle. » Et cette « qualité de présence », qu’il juge essentielle pour faire un bon portrait, le cinéaste estime l’avoir atteinte. Au fil du tournage, il raconte qu’il n’y avait pas que son documentaire qui prenait forme : une belle amitié, basée sur la confiance, est née entre les deux hommes, des aventuriers solos à leur manière.
Pas trop difficile de filmer en hiver dans le Nord, aux abords d’un camp forestier avec beaucoup plus d’ours que d’électricité ? « C’est un univers que je connais bien : j’ai tourné plusieurs fois dans des conditions extrêmes… mais peut-être pas en autonomie aussi prolongée ! » Pendant ce séjour de trois semaines, où le mercure pouvait atteindre -40 °C, une situation inattendue ou un bris d’équipement aurait pu tout interrompre. Pour le reste, il dépendait entièrement de Clément. Qui, lui, dépendait entièrement de la nature.
L’appel de l’exil
S’il se définit comme un marginal, voire un « clochard de luxe », Clément semble pourtant réticent à l’idée d’être désigné comme un coureur des bois des temps modernes. Conscient de susciter chez les gens ce mythe de l’« homme des bois » ou du voyageur légendaire, il fait preuve de beaucoup d’humilité lorsqu’Éli l’interroge à ce sujet.
« Je pense que Clément s’inscrit dans une longue lignée de personnes qui ont choisi de partir à la découverte du territoire et d’y passer du temps. C’est là le lien avec le coureur des bois : en tant que Canadiens français, ce mythe nous touche, nous interpelle. En tant que Gaspésien, c’est important pour moi, mais ça a aussi une certaine portée universelle, selon les repères culturels de chacun. Jean-François Caissy m’a déjà dit : “On dirait qu’on aime tous faire des images d’un être humain seul dans un grand territoire perdu.” C’est vrai que ça nous appelle… ça doit être ancestral ! »
En réfléchissant à la démarche de Clément, le créateur fait référence à la pandémie, qui en a incité plusieurs à troquer la ville pour la campagne, histoire de renouer avec l’essentiel, en quelque sorte. Mais selon Éli, il ne suffit pas d’habiter le territoire : il faut aussi se laisser habiter par celui-ci, ce qui est tout le contraire du tourisme. « Faire du “plein air”, c’est visiter le territoire sans l’occuper : on débarque, on consomme, puis on repart. Peu de gens prennent le temps de se laisser habiter par le territoire comme le fait Clément. »
Un héritage à transmettre
S’il admet être autodidacte, Clément considère que l’une de ses grandes sources d’inspiration est Paul Provencher, « coureur des bois » du XXe siècle qui a publié plusieurs livres sur la vie en forêt influencés par son contact avec les peuples autochtones, dont Le dernier des coureurs des bois. À son tour, Clément semble vouloir transmettre les leçons que la nature lui a apprises — et quoi de mieux que le film d’Éli pour y parvenir ? Suivant ce même désir de partager ce qu’on apprend à occuper ainsi le territoire, Clément sera aussi un des protagonistes du documentaire Les coureurs des bois modernes qui sera présenté cet hiver sur Unis TV.
« Pour Clément, c’est vraiment important que toute cette tradition ne meure pas, et que la nature soit protégée. C’est peut-être ça qu’il reste de la figure du coureur des bois », estime Éli, en confiant comment cette déclaration de l’homme dans une scène de son film l’a ému. « Une autre chose qui me touche, c’est quand il parle des libertés qu’on s’enlève à soi-même, sans s’en apercevoir. Quand on ne se sauve de rien ni de personne, on n’essaie pas de se cacher, on ne court après rien… c’est ça la liberté. »