Le Bella Desgagnés est arrivé à l’avance ce matin au port de Havre-Saint-Pierre. Les employés de cet immense navire de plus de 6000 tonnes semblent d’ailleurs nous attendre depuis un moment déjà, si l’on se fie à la vitesse avec laquelle ils prennent possession de notre voiture. « On va donner tes clés au commissaire », nous apprend l’un d’entre eux, juste avant de donner le feu vert à l’opérateur de grue pour qu’il harponne le véhicule et le dépose tranquillement sur le navire.
La routine est réglée au quart de tour pour l’équipage du paquebot cargo-passagers, seul lien maritime commercial assurant une liaison entre Anticosti et le reste de la Côte-Nord. D’avril à janvier, le Bella Desgagnés passe deux fois par semaine sur l’île, transportant denrées, ressources et passagers.
Après cinq heures de route fluviale, on arrive à Port-Menier, le village où réside l’essentiel des quelque 230 Anticostiens — un nombre largement inférieur à la population de chevreuils, qu’on estime à un peu plus de 37 000. Rapidement, on retrouve le « commissaire des clés » et on se met en route vers le gîte du Copaco, une charmante auberge qui rayonne avec sa façade couleur lavande. « Elle était supposée être rouge, mais entre-temps, quelqu’un d’autre a peinturé sa maison de cette couleur-là… Y a fait exprès ! », nous confie avec une fausse amertume la rayonnante propriétaire, Hélène Tanguay, l’une des rares entrepreneuses de cette île administrée en grande partie par la Société des établissements de plein air du Québec (Sépaq).
Expédition avec le maire
Un immense pick-up se stationne devant le gîte et révèle un monsieur à la carrure et au charisme imposants. Il s’agit de John Pineault, le maire d’Anticosti, qui a pris le temps de venir nous voir malgré son agenda chargé en ce début de saison de chasse qui monopolise à peu près toute l’île. « On va aller faire un tour dans l’ouest, pour discuter », propose-t-il, prenant à la fois le rôle de chauffeur et de guide touristique pour cette expédition.
Élu à la mairie en 2016 (et réélu l’année suivante, sans aucune opposition), le Gaspésien d’origine s’est fait connaître pour ses positions antipétrole, qui ont contribué à rendre illégale l’exploration pétrolière sur l’île. « On a prouvé aux pétrolières et au gouvernement que c’était une fumisterie, cette histoire de pétrole. Ça aurait détruit l’île, explique-t-il, arrêtant du même coup son véhicule aux abords d’un petit sentier. C’est ici que commence la randonnée transticostienne. Le kilomètre 0 de 450. On a défriché environ 150 kilomètres, jusqu’à maintenant, et on compte avoir tout terminé en 2022. »
Voilà le genre de projet de développement économique qui anime John Pineault. « Au lieu d’exploiter ou de transférer des ressources naturelles à perte, on s’est demandé ce qui a toujours bien fonctionné sur l’île. Et on a trouvé trois choses : l’aventure douce, la villégiature et les fossiles, dit-il, avant de redémarrer le camion. Faut dire que le dossier qu’on dépose à l’UNESCO, il est pas mal centré autour de la paléontologie. On a des fossiles ici qui remontent à 450 millions d’années, c’est-à-dire au moment de la première extinction sur Terre. C’est incroyable ! »
D’ailleurs, comment avance-t-elle, cette candidature ? « On est dans les dernières rédactions. Un dossier comme ça, c’est long et très coûteux à produire. Pour qu’un endroit soit nommé patrimoine mondial, il faut prouver qu’il est exceptionnel et d’une valeur universelle. »
John Pineault pousse ce dossier à bouts de bras, avec confiance et détermination. « C’est l’alternative au pétrole, proclame-t-il. Je ne suis pas un écolo enragé, je comprends que les gens doivent vivre de quelque chose, alors j’ai fait ce choix [de développer l’industrie touristique]. Mais pas à tout prix non plus. Depuis que les îles Galapagos sont au patrimoine mondial, leur tourisme est rendu incontrôlable. »
Le maire en appelle donc à un « tourisme contrôlé » : « On n’a aucun intérêt pour le tourisme de masse. On veut un touriste curieux. Pas un touriste qui a l’habitude de partir une semaine à Punta Cana. »
Et il y a moyen de partir à Anticosti sans acheter un forfait en pourvoirie à 4000 $ la semaine. « Mais c’est sûr que c’est un voyage qui se planifie, même en camping. Tu ne peux pas partir sur un “nowhere”, comme en Gaspésie ou aux Îles-de-la-Madeleine », concède Pineault, qui milite ardemment pour qu’un lien maritime public soit instauré. « On a mis en place une charte des citoyens que les visiteurs devront lire [si jamais un boom touristique se produit]. On veut leur demander où ils vont, où ils restent, avec qui ils ont acheté un forfait. »
Bref, les Anticostiens veulent garder la mainmise sur leur île, même si les 90 kilomètres qui la séparent de Havre-Saint-Pierre en font une destination théoriquement plus accessible que les îles de la Madeleine (dont le plus proche port de ralliement est l’Île-du-Prince-Édouard… à plus de 100 kilomètres). Leur récente (et abracadabrante) histoire semble d’ailleurs s’incarner à travers un sentiment presque obsessif de possession. Le lègue d’Henri Menier, un riche chocolatier français qui a détenu l’île de 1895 jusqu’à sa mort en 1913, est encore bien présent. « Il n’est venu que six fois pendant tout son règne et, quand il arrivait, c’était sur un grand yacht. Les gens le ramaient jusqu’au quai pendant qu’une fanfare jouait La Marseillaise. Il décrétait une semaine de festivités en son honneur. C’était de la mégalomanie totale ! », lance-t-il, alors qu’on regarde la reconstitution d’une tourelle de son fastueux château. « Les gens ici étaient obligés de travailler pour lui, sinon ils se faisaient expulser. Le bon côté de ça, c’est qu’ils n’ont jamais manqué de rien. Ils avaient des salles de bain complètes dès 1895. »
Amateur de chasse et de gibier, Menier a introduit le cerf de Virginie dans l’île lorsqu’il en était propriétaire. « Il a carrément modifié l’écosystème de l’île en les amenant ici. S’il n’avait pas fait ça, il n’y aurait probablement personne ici. Les gens mangent et gagnent leur vie [grâce au cerf]. »
Alors que le superbe lac Plantain apparaît devant nous, on discute de l’incidence sociologique de Menier. « Les Anticostiens ont toujours travaillé pour quelqu’un d’autre. C’est pour ça qu’à mon avis, il n’y a pas vraiment d’entrepreneurs encore à ce jour. C’est assez spécial qu’on n’ait pas de boulangerie ou de bar, par exemple. » Et hormis les auberges de la Sépaq, un seul restaurant se trouve sur l’île : le casse-croûte chez Marco, malheureusement fermé durant notre séjour.
Après deux bonnes heures de conversation sur des routes rocheuses, John Pineault nous ramène au Copaco. « Pour le reste de votre séjour, n’oubliez pas de porter un dossard quand vous sortez de l’auto », nous met-il en garde.
Exploration des merveilles
Le lendemain matin, notre charmante Hélène nous conseille en vue de notre virée vers l’est de l’île. Une aventure qui s’annonce plutôt cahoteuse avec autre chose qu’un pick-up. « Vous allez voir, c’est un peu serré dans les courbes. Il faut rester dans le sable et y aller lentement. Vous êtes mieux de prendre une demi-heure de plus pour y aller plutôt que de vous presser… et pas vous rendre du tout. » Rassurant.
Après une longue discussion avec une employée de la Sépaq, nous décidons de mettre le cap sur la baie de la Tour, située à 140 kilomètres de Port-Menier. En chemin, nous sommes enchantés par l’eau cristalline du canyon de la rivière Observation et par l’éblouissante chute Vauréal. D’une hauteur de 76 mètres, cette dernière est la deuxième plus haute de la province, uniquement devancée par la chute Montmorency.
Trois heures de route plus tard, la baie de la Tour (voir photo principale de l’article) se dessine enfin avec son eau couleur turquoise, sa plage de galets et ses deux impressionnantes falaises rocheuses. D’une longueur de cinq kilomètres, la randonnée Les Télégraphes donne un point de vue encore plus étincelant à ce paysage de carte postale. Au crépuscule, l’horizon illuminera notre long trajet de retour vers Port-Menier.
Épuisés, nous profitons tout de même de notre troisième et dernier jour pour faire un peu de villégiature. En allant vers Baie-Sainte-Claire, le tout premier village de l’île (nommé en l’honneur de la mère de Menier), nous faisons un détour vers le tombeau du sorcier Gamache (un personnage mythique qui éloignait les pirates et qui a alimenté toutes sortes d’histoires) et, surtout, le cap de la Vache-Qui-Pisse, situé aux abords du bucolique site de l’Anse-aux-Fraises. « Si tu te places en avant, tu vois une source qui sort et qui ressemble à un derrière de vache », nous avait, au préalable, expliqué John Pineault avec une justesse sidérante.
Nous terminons notre virée par une petite marche ardue mais si vivifiante dans les sentiers plus ou moins aménagés de cap aux Anglais. Cette impression d’être seuls au monde, dans une nature aussi pure et sublime, vaut son pesant d’or.
Pendant un instant, on a même voulu que cette île soit uniquement à nous. Après trois jours, on voulait déjà la posséder.
L’équipe de Tour du Québec s’est rendue sur l’île d’Anticosti aux frais de Relais Nordik et de Tourisme Côte-Nord.