L’oralité comme matériau poétique

Joual de Bataille est né d’un désir d’affirmer la part d’identité contenue dans l’oralité, à travers la poésie. Le collectif, né modestement en Outaouais il y a environ quatre ans, façonne et diffuse depuis ses brûlots poétiques là où on ne s’attend pas nécessairement à les trouver.

Le noyau dur de la formation est constitué de Benoit Legros et Alexandre Deschênes, les deux fondateurs, ainsi que de Karo Gravelle et JF No. Si Joual de Bataille a d’abord revêtu la forme d’un blogue, où sont publiés les textes d’une douzaine d’auteurs outaouais, c’est surtout en spectacle que la bande atteint sa force de frappe. Le collectif a ainsi ralenti ses publications et multiplié ses apparitions dans les événements littéraires, musicaux (dont les deux dernières éditions du Festival de l’Outaouais émergent) et politiques.

Comme son nom le laisse entrevoir, Joual de Bataille souhaite explorer les possibilités qu’offre la langue orale et en affirmer la richesse. Alexandre Deschênes est catégorique: le joual «est un matériau fantastique: y a un rythme dans cette langue-là, une profondeur, une cadence, une musicalité qui est extrêmement dense et créatrice pour quelqu’un qui s’y attarde.»

«C’est comme si on avait mis une couche de stainless steel qui étouffe la belle terre noire en dessous, résume Benoit Legros. Nous autres, tout ce qu’on fait, c’est sortir des poignées de terre et les garrocher dans le stainless.» Il ajoute: «Le plein poids en arrière de tout ça, c’est toute une démarche éminemment politique d’arrêter de s’haïr, pis de s’autoriser.»

En n’utilisant pas dans leurs textes le langage scriptural et formaté auquel on s’attend, et en participant à des événements pas forcément littéraires, le collectif donne «l’occasion à la poésie de faire irruption là où on l’attend pas», confirme Benoit Legros. Pour les membres de Joual de Bataille, le matériau poétique ne plane pas au-dessus du monde, sacré, mais se trouve plutôt au ras du sol et participe aux beautés du monde comme à ses travers. «Comme si on faisait juste de la poésie quand t’es en contemplation devant un paysage ou d’une expérience mystique, s’insurge Benoit Legros. Non, non, man, ça a de la valeur quand tu te souviens de t’être sali les mains après un vieux ski-doo orange dans une shed qui sent le propane, c’est aussi précieux que n’importe quelle expérience mystique. Nous autres, on fait des shows avec ça, et forcément [que ceux qui se reconnaissent dans cette expérience] s’identifient. Et là, ils se disent: mon vécu, c’est un bon matériau légitime!»

La force de cette nouvelle rencontre avec la poésie, inclusive plutôt que rébarbative, vivante plutôt que figée, se trouve décuplée. «On s’est fait beaucoup dire: “Je pensais que c’était plate la poésie, mais c’est vraiment le fun [ce que vous faites]”», se réjouit Karo Gravelle. Il s’agit du plus beau compliment qu’on peut faire à la bande, qui leur sert de carburant pour continuer de sévir.

Depuis février, ce contact avec la poésie libre est plus régulier grâce aux soirées Dimanche Toé, qui ont lieu chaque quatrième dimanche du mois au Troquet, véritable antre de la scène littéraire gatinoise. Il s’agit d’un micro ouvert dont Joual de Bataille est l’hôte, avec la présence de musiciens invités qui viennent soutenir les textes présentés, des projections et une diffusion live sur Facebook. «C’est vraiment un laboratoire qui vient compléter un peu ce que Slam Outaouais fait depuis 10 ans», explique Alexandre Deschênes. «Ça amène une autre clientèle: c’est plus ouvert, c’est accessible à tout le monde, c’est pas un concours, ajoute Karo Gravelle. C’est important qu’on ait cette place-là, parce qu’il y avait beaucoup de jeunes qui avaient beaucoup de talent» et qui cherchaient une plateforme pour s’exprimer.

«La seule contrainte, le seul cadre, c’est que si t’es fasciste ou raciste ou sexiste, ben on va te fermer le micro», spécifie Benoit Legros. «T’as une place avec nous autres si t’es vrai, si tu nous garroches ça et que tu mets tes tripes sur la scène, résume Alexandre Deschênes. Si tu les mets pas tout de suite, mais qu’on sent que tu veux les mettre, inquiète-toi pas, on va t’aider à t’ouvrir le ventre.» Et en ce sens, la présence d’autres gens sur scène qui soutiennent les lecteurs vient donner un sentiment galvanisant. «L’écriture, c’est déjà un processus qui est assez solitaire, conclut Karo Gravelle, ça me motive beaucoup plus d’aller sur scène quand y a d’autre monde avec moi.»

Devant cette scène littéraire en pleine ébullition, que ce soit à travers Joual de Bataille et des initiatives comme Slam Outaouais, la Maison des auteurs et le Salon du livre de l’Outaouais, Benoit Legros voit une explication régionale: «C’est pas anecdotique que la poésie roule tellement fort en Outaouais: on est une région d’oralité, et nous autres, on se revendique les héritiers directs des soirées de contes, de toute l’oralité des draveurs.»

Dans cette Outaouais de dichotomies et de contrastes, où les emplois bien rémunérés du fédéral côtoient les usines désaffectées et les ouvriers désœuvrés, Joual de Bataille cherche à générer de la fierté et de l’ancrage. «Y a beaucoup d’artistes qui, une fois que ça marche ici, s’en vont ailleurs, affirme Alexandre Deschênes. Mais on est une gang qui reste ici pis on a une fierté d’être dans cette espèce de ville morte là, où t’as des soubresauts de défibrillateur. Y a un esprit combattant.»

Alors que les poètes outaouais se taillent une place sur la scène québécoise – ce qu’on peut notamment constater dans le catalogue des Éditions de l’Écrou dont font partie Alexandre Deschênes (Buckingham Palace) et Marjolaine Beauchamp (Fourrer le feu, etc.), amie de longue date de Joual de Bataille –, les membres du collectif se réjouissent de constater un certain rayonnement. «Quand on a créé Joual de Bataille, Ben [Benoit Legros] pis moi, on voulait vraiment que dans cinq ans, ça devienne un incontournable en poésie en Outaouais, explique Alexandre Deschênes. Pis crisse, on est en train de réussir notre coup!»

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