40 ans d’histoire

Depuis 40 ans, le café-bar du Vieux-Hull a ses adeptes. C’est comme une deuxième maison, riche en histoire et en rencontres. Portrait de cet endroit mythique qui a sa place dans le cœur de bien des gens du coin. 

L’immeuble qui s’élève au 42-44, rue Laval, en plein cœur du Vieux-Hull (aujourd’hui le centre-ville de Gatineau), fait partie du patrimoine matériel et immatériel de la ville. Quand on s’intéresse un tant soit peu à l’histoire et au patrimoine, on ne peut que constater que la grande maison de briques de style italien, construite en 1900 par Isaïe Laflèche, est un puissant symbole de résilience. La précédente maison de la famille, détruite dans le grand feu de 1900, était la troisième résidence Laflèche à connaître le même sort, après les incendies de 1880 et 1886. Le bâtiment tel qu’on le connaît a par la suite abrité l’épicerie Laflèche, en plus de servir de logement familial et de lieu pour les rassemblements. C’est là que naîtra l’Association ouvrière de Hull, ancêtre de la CSN (Confédération des syndicats nationaux), animée par Achille Morin, ardent syndicaliste et ancien échevin de Hull (1930 à 1957). L’Outaouais est alors l’une des régions les plus actives du Québec dans l’implantation du syndicalisme catholique.

 

Petit saut dans l’histoire locale. Nous sommes en 1978. Trois jeunes dans la vingtaine, François Fortier, Louis-Gilles Rocheleau et Carole Morin, y ouvrent le café Aux 4 jeudis, loin de se douter que l’établissement dont ils rêvent deviendra en quelque sorte le fer de lance du quartier ludique du Vieux-Hull et le légendaire lieu qu’on connaît aujourd’hui. En ouvrant les portes du café, les nouveaux tenanciers veulent offrir aux gens de leur génération un point de rencontre qui leur ressemble. «Partout ailleurs, on entendait la même musique ou la même radio parlée. On voulait créer une ambiance unique, faire entendre l’effervescence musicale de l’époque», se rappelle François. Pendant deux ans et demi, par choix, le café fonctionne sans permis d’alcool. On propose un menu du midi pour l’abondante clientèle de fonctionnaires, du café, des tisanes et des pâtisseries viennent compléter la carte. Aux 4 jeudis devient le rendez-vous des étudiants, des artistes et des intellos qui viennent y discuter, écouter les playlists «sur cassettes ou rubans concoctés par des amis» et y jouer à des jeux jusqu’à 1 heure du matin. «On gagnait peu. Alors j’ai convaincu Louis-Gilles qu’il fallait qu’on fasse une demande de permis d’alcool», poursuit François, qui rachètera toutes les parts de l’établissement en 1985.

J’ai connu le 4 (comme les habitués l’appellent) au début des années 1990. J’étudiais à l’Université d’Ottawa et on y allait pour l’ambiance et son côté résolument culturel. Expositions d’artistes visuels, spectacles intimes, soupers thématiques, partys ou projections de films sur l’immense écran sur le mur adjacent à la terrasse faisaient entre autres partie de l’offre culturelle. «On a commencé à projeter des classiques du genre Buster Keaton, puis on a obtenu l’appui de la cinémathèque de l’Alliance française d’Ottawa pour diffuser des classiques français», se souvient François. Et les projections estivales du programme Cinéterrasse durent depuis 36 ans.

La première fois que j’y ai mis les pieds, j’ai tout de suite aimé le look de l’endroit. À gauche en entrant, la grande table des «sénateurs», autour de laquelle se réunissaient pour les 5 à 7 des journalistes, des traducteurs, des rédacteurs, toujours les mêmes. Plus tard en soirée, quand ils étaient rentrés, on était quelques-uns, plus jeunes, à s’y installer en se sentant privilégiés d’y accéder. Au fond, sur le mur opposé, trônait l’antique et magnifique coffre-fort, vestige de l’épicerie Laflèche, qui sera utilisé jusqu’en 2017, au moment où le nouveau propriétaire des lieux, Alex Duhamel, procédera à d’importants travaux de rénovation. «Quand j’ai acheté le 4 et le resto voisin (le Piz’za-za, qui a aussi été fondé par Fortier en 1994), je faisais un investissement. Mais c’est dans la première année qui a suivi ma prise de possession que j’ai pu vraiment mesurer l’ampleur et l’importance du 4 jeudis pour les gens d’ici. Et la réputation de l’endroit dépasse largement les frontières de l’Outaouais. Je voyage beaucoup et partout où je vais, des gens me parlent du 4», constate Alex. «J’ai longtemps négocié avec François. Pour lui, c’était clair qu’il ne vendrait pas à quelqu’un qui ne voulait que faire un deal d’affaires. Il m’a fait comprendre que ses employés étaient importants, qu’ils faisaient partie de la famille, et que l’éventuel nouveau propriétaire devrait s’engager en ce sens. Il avait raison. Ce sont eux qui font de cet endroit ce qu’il est.»

En 1993, je travaillais à l’étage au-dessus du café au mensuel culturel Zone Outaouais (qui sera racheté plus tard par Voir). Tous les matins, Nicolas Cazelais, le propriétaire du journal, et moi, on se faisait un café avant de monter. C’est là que j’ai appris à me servir d’une machine à espresso. À la fin de la journée, je descendais l’escalier et j’allais m’asseoir au comptoir pour prendre un pot et discuter avec notre barman préféré, le regretté Louis Godbout. C’est Aux 4 jeudis aussi que j’ai lancé mon premier livre. C’était l’époque faste et merveilleuse de la première moitié de ma vingtaine. J’habitais à quelques portes de là, rue Laval, et je retournais souvent y faire un saut, aux alentours de 23 h, pour jaser avec Jules, le chef de pupitre du Droit, Paul, le meilleur rédacteur de discours que je connaisse et d’autres gens qui aimaient l’ambiance feutrée, propice aux conversations, qui tranchait avec les nombreux autres bars de la place Aubry et de la promenade du Portage. L’action ne manquait pas, à Hull, en ce temps où les bars fermaient à 3 h, alors que ceux de l’autre côté de la rivière, à Ottawa, se vidaient dès 1 h. Quelques années plus tard, l’harmonisation des heures de fermeture à 2 h allait considérablement changer la dynamique.

Je travaille aujourd’hui au 35, rue Laval, en face du 4. Alexandre Le Blanc, qui en dirige les destinées depuis 15 ans comme directeur général, est un allié de choix dans les efforts de revitalisation du centre-ville et a la pleine confiance de son patron, un joueur d’équipe qui a pris le relais de François Fortier en s’engageant dans son milieu.

On a célébré début septembre les 40 ans du 4 jeudis. Une grande fête où des gens de toutes générations, anciens employés et clients fidèles de toutes les époques, se sont réunis sous le chaud soleil de la fin de l’été. Il nous manquait quelques amis, décédés ces dernières années. Mais nous étions nombreux et nombreuses à les porter en nous. «C’est ça, l’esprit du 4, poursuit Alexandre Le Blanc. Un esprit de corps tourné vers une clientèle qui a fini par faire partie de la famille. On a bâti sur les acquis, sur une programmation qui a traversé le temps et les modes, et on travaille sans cesse à se renouveler pour créer l’événement. Tout ça avec les autres établissements des environs. Le Vieux-Hull, c’est un clan tissé serré et c’est ce qui me motive jour après jour à venir au boulot.»

Fin février, alors que le 40e Salon du livre de l’Outaouais battra son plein, j’y emmènerai, comme je le fais depuis 26 ans, mes amis écrivains et éditeurs. Et je leur raconterai l’histoire du lieu, assis à l’endroit où se trouvait jadis la table des sénateurs, installée là par Louis-Gilles.

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