J’ai atterri dans le Vieux-Aylmer un peu par accident. C’était en 1997. Ma conjointe et moi nous préparions à quitter Sudbury après avoir accepté des emplois à Ottawa. Notre fille avait un peu plus d’un an et nous cherchions une petite maison près de tous les services et des écoles. Quelques mois avant notre grand départ, des amis nous avaient prêté leur maison, dans le quartier Wychwood de l’ancienne ville d’Aylmer (séparé du Vieux par un parc). Pendant une semaine, le temps qu’on trouve à se loger, nous avions pu explorer à loisir ce coin de l’Outaouais où je n’avais jamais mis les pieds, même si j’avais habité à Hull, à une douzaine de kilomètres. Nous avons eu un coup de cœur pour cette petite maison de la rue Parker, dans un voisinage rempli d’arbres matures, à deux pas de la rue Principale et de ses nombreux édifices patrimoniaux, à quelques minutes de la marina, du parc des Cèdres et de la plage du lac Deschênes (qui fait partie de la rivière des Outaouais), auxquels nous pouvions accéder par la piste cyclable à 20 mètres de chez nous. C’était avant les fusions municipales qui réuniraient d’ouest en est cinq villes pour former, en 2002, Gatineau telle qu’on la connaît aujourd’hui.
Nous avons vite compris qu’il y avait à Aylmer un esprit de corps, un fort sentiment de fierté et d’appartenance qui était presque palpable, tant nos nouveaux voisins nous parlaient du lieu avec passion. Sur notre rue, nous étions les plus jeunes et nous y côtoyions des familles établies depuis des générations. Nous nous y sommes sentis accueillis. Comme si nous étions admis au sein d’une communauté.
À l’époque, la rue Principale comptait quelques commerces de proximité, dont le Marché Laflamme, la petite épicerie de quartier installée là depuis des décennies. Quelques restos ouvraient et fermaient. En rétrospective, j’avancerais que la véritable relance de l’artère s’est opérée à partir de 1998 avec l’ouverture du Bistro L’Autre Œil, au 55. Nous étions cinq ou six clients réguliers à fréquenter la maison tenue par Daniel Lagacé, sa mère, la regrettée Denise Beauchamp (que nous appelions tous «mom»), et son beau-père Louis Dumais. La passion pour la bière du jeune propriétaire, qui souhaitait ouvrir dans son patelin un pub inspiré du Saint-Alexandre, dans le Vieux-Québec, lui aura permis de créer une véritable institution un client à la fois. Vingt ans plus tard, L’Autre Œil se classe au premier rang des bistros offrant la plus grande variété de bières au Québec. Récemment déménagé un peu plus haut sur la Principale, dans une grande maison patrimoniale, l’établissement est un incontournable du Vieux-Aylmer.
En 2008 et 2009, la Ville de Gatineau a procédé à d’importants travaux de réaménagement de la Principale, site patrimonial. L’enfouissement des fils électriques, l’élargissement des trottoirs pavés, les plantations d’arbres et des vivaces en bordure de la rue ont créé un environnement où l’architecture des maisons érigées par les barons du bois est mise en valeur. Entre l’ancien monastère des rédemptoristes et l’auberge Symmes (qui abrite un musée régional) sise à l’entrée de la marina, l’artère dévoile un kilomètre de beauté, occupé par de nombreux restos, cafés et boutiques, des services professionnels et plusieurs résidences à faire rêver.
L’heure de l’engagement
C’est mon attachement à ce cœur de village hors de l’ordinaire qui m’a mené à me présenter en politique municipale, aux élections de 2009. Élu avec une seule voix de plus que mon plus proche adversaire (après une interminable saga suivant le dépouillement judiciaire), j’ai hérité de la présidence de la Commission des arts, de la culture, des lettres et du patrimoine de la ville. À ce titre et comme conseiller du quartier, j’ai travaillé en étroite collaboration avec les citoyens et l’association locale de commerçants (APICA) pour créer le Carré patrimonial du Vieux-Aylmer. L’idée m’avait été soumise par Antoine L. Normand, un citoyen engagé, résident de longue date de notre coin de la ville, qui avait organisé une projection de sa présentation au monastère, converti depuis une quinzaine d’années en résidences pour retraités autonomes.
Nous avons commencé par nommer le lieu et créer des oriflammes que nous avons installées sur les lampadaires de style antique qui bordent la rue. Devant chacune des maisons patrimoniales, nous avons utilisé des pochoirs pour inscrire l’adresse, l’année de construction, et le nom de la maison, le cas échéant. Aujourd’hui, sept ans plus tard, l’appellation «Carré patrimonial du Vieux-Aylmer» est passée dans les mœurs, notamment grâce aux investissements privés notables qui ont remis en état trois édifices de grande valeur patrimoniale.
Le premier, la Maison Lakeview (au 61), a été construit en 1855. Jusqu’à sa restauration dans les règles de l’art par la femme d’affaires Josée Lacasse en 2012, l’immeuble abritait encore un club de danseuses de deuxième zone. Depuis la fermeture du deuxième restaurant à s’y être installé, l’immeuble est vacant, mais la maison devrait trouver sa vocation.
Le second, l’Hôtel British (au 71), construit en 1841 et qui, avec le temps, avait été rénové à la va-comme-je-te-pousse et laissé en décrépitude, et le troisième, l’ancienne banque (au 79), ont quant à eux été restaurés avec passion et acharnement par l’homme d’affaires Mike Clemann, qui aura mis cinq ans à mener à terme son projet. L’entêtement de ce dernier et la maestria avec laquelle il a orchestré les travaux auront été récompensés par divers prix. L’apport de ces bâtiments au paysage est indéniable et le British propose, depuis son ouverture, en 2016, un hébergement hôtelier de luxe.
La rue Principale abrite aussi le marché public du Vieux-Aylmer, qui se tient tous les dimanches dans le parc Commémoratif, de mai à octobre, tout juste devant le Centre culturel du Vieux-Aylmer, qui abrite l’intime salle de spectacles La Basoche et l’Espace Pierre-Debain, consacré aux métiers d’art. L’association commerciale locale organise aussi moult activités et festivals qui attirent toujours une foule de participants, qui se déplacent pour l’occasion de tous les secteurs de la ville. Depuis peu, une librairie-galerie d’art indépendante a ouvert ses portes (Bouquinart, au 110), en face de la bibliothèque publique. La force de l’artère tient à l’unicité des commerces qui s’y établissent. Vingt et un an après mon arrivée dans le quartier, la rue Principale a atteint sa maturité et vaut à elle seule le déplacement dans l’ouest de la ville.
C’est avec un petit pincement au cœur que je passerai dans le Vieux-Aylmer mon dernier hiver et mon dernier printemps à titre de résident avant de prendre le large, au début de l’été prochain, pour me rapprocher du centre-ville. J’y ai été heureux. Je m’y suis senti chez moi. Bien que je n’y résiderai plus, le Vieux-Aylmer, lui, continuera de m’habiter. J’y reviendrai de temps en temps avec le regard de celui qui revient chez lui après une longue absence. Et j’irai de surprise en découverte si la tendance se maintient.