Plus grand que nature

Dans l’étang situé au cœur du Refuge Pageau, les bernaches en rémission côtoient les canards sauvages qui squattent le lieu. Tout l’été, elles pansent leurs plaies; des ailes brisées, pour la plupart. L’automne venu, quand les voiliers des grands migrateurs survolent bruyamment Amos, c’est leur signal: les bernaches bien remises prennent leur envol, joignent leurs sœurs et quittent pour toujours leur asile provisoire. Mission accomplie.

Tout commence dans les années 1980. Michel Pageau, alors trappeur, passe beaucoup de temps en forêt à observer les animaux, pour mieux les comprendre. Il ramène un jour sur ses terres un bébé orignal orphelin qu’il ne pouvait laisser seul ni relâcher dans la nature, et pour lequel sa femme Louise et lui ont construit un enclos. Puis est venu un autre animal blessé, puis un autre. C’est ainsi, au fil des rencontres fortuites avec la faune amochée, que s’est bâti le Refuge Pageau tel qu’il est aujourd’hui: un lieu d’accueil que l’on peut visiter, qui n’a d’autre intention que de soigner les animaux sauvages dans un but de réhabilitation et de retour dans la nature.

En moyenne, une centaine d’animaux sont sur place chaque jour. Parmi eux vivent les résidents permanents qu’on ne peut libérer, trop habitués à l’homme ou trop mal en point. Le doyen de la place: Coco la corneille, un oiseau d’âge vénérable qui vit au refuge depuis 1992! Il y a aussi le roulement des pensionnaires qui repartent guéris après une convalescence. Ainsi, chaque visite au Refuge Pageau est différente, même d’une semaine à l’autre.

C’est Marie-Frédérique Frigon qui m’accueille pour ma deuxième visite. Elle y travaille depuis huit ans, mais fréquente le refuge depuis sa tendre enfance. «Un peu comme tous les enfants du coin!», précise-t-elle. Reste que son père était l’ami de Michel Pageau, le mythique fondateur aujourd’hui décédé. Elle est responsable des communications, mais au Refuge Pageau, personne ne s’en tient qu’à son titre. Tout le monde touche à tout et s’implique dans le processus de réhabilitation des pensionnaires.

En été, ils sont une vingtaine d’employés, et une dizaine en hiver en raison d’un achalandage moindre du côté des visiteurs. La visite hivernale vaut toutefois le détour. Bien emmitouflé, déambuler dans les sentiers neigeux bordés de grands arbres lourds pour aller voir d’un enclos à l’autre les loups, coyotes, lynx, orignaux, cerfs, chouettes ou renards arctiques qui s’échauffent dehors est une expérience quasi mystique. Pour les espèces qui hivernent et que nous ne pouvons voir qu’en été, comme la moufette, les ratons et les ours, le refuge leur a fourni des tas de paille et chacun dort paisiblement dans la cache qu’il a construite pour l’hiver. C’est notre faune boréale, celle, furtive, qui nous entoure et qu’on n’aperçoit que rarement. L’expérience est d’autant plus forte qu’on sait que la plupart de ces animaux retourneront dans la forêt pour y finir leurs jours.


Hiver comme été, des gens dévoués s’activent autour de ces pensionnaires dans l’unique but de leur refaire une santé. Tous les jours, de grands gaillards vont débroussailler des terres des environs pour récolter les tas de branches qui nourrissent orignaux, castors, porcs-épics et chevreuils. «Les orignaux ont de très grands besoins en nourriture», explique Marie-Frédérique. Quelques boîtes de pick-up de branches par jour! Et quand les débroussailleurs s’amènent avec leur remorque pleine, les orignaux s’agitent autour de leurs auges vides au son du quatre-roues qui approche. C’est notamment pour cela que dès qu’un orignal a vécu une routine avec les humains, il devient un pensionnaire permanent: il aurait peu de chance contre un chasseur en VTT…

Tous les jours, des employés font la tournée des trois épiceries d’Amos pour repartir avec les produits périmés laissés de côté pour eux. Ce partenariat de plus d’une vingtaine d’années, issu des relations bâties par Michel Pageau avec la communauté, fait toute la différence pour le refuge et est perpétué avec enthousiasme par les épiciers. Tous les jours, le personnel soignant départit ces denrées entre omnivores, frugivores et carnivores et prépare des portions pour la centaine d’hôtes. Ils feront ensuite la tournée des enclos pour distribuer les repas, vérifier le plâtre d’un cerf ou le bandage sur l’aile d’une chouette lapone, ou donner les médicaments – comme à Chewbacca, le porc-épic résident permanent, malade depuis un certain temps.

«Le Refuge reçoit des appels et des animaux blessés tous les jours», raconte Marie-Frédérique. Des animaux frappés sur la route, blessés par un piège, recueillis des mois après avoir été pris pour des animaux domestiques, des orphelins de la chasse, des oiseaux électrocutés ou qui ont pris une fenêtre pour une ouverture dans les arbres…

Rarement un animal amoché du Refuge Pageau l’est pour une cause autre qu’humaine. «C’est pourquoi notre rôle est aussi éducatif, explique-t-elle. Les visiteurs du centre sont sensibilisés à ces enjeux pendant leur visite et quand quelqu’un amène un animal et que cette personne est en cause, on explique des façons de faire pour que ça n’arrive plus. Par exemple, plusieurs font ce qu’on appelle du kidnapping, à leur insu. Ils se promènent dans les bois et aperçoivent un bébé qui semble seul. L’élan de sympathie est trop fort et ils nous le ramènent. Sauf que très souvent, la mère était fort probablement quelque part autour, à chercher de la nourriture… Si les gens nous appellent d’abord, on peut facilement savoir, selon la situation, s’ils sont ou non en présence d’un orphelin.»

Au Refuge Pageau, on tente d’ailleurs d’éviter le plus possible les accouplements, parce qu’un petit né en captivité y restera. «Ils s’habituent tout petits à la présence des humains, et c’est dangereux pour eux comme pour nous, parfois. Certains animaux territoriaux comme les orignaux finissent par nous prendre pour des orignaux – à tout le moins, pour des égaux. En période de rut, tu veux pas qu’un gros mâle te prenne pour de la compétition!», nous assure Marie-Frédérique.


Ainsi, si on sait qu’un animal sera relâché une fois guéri, comme les trois oursons qui étaient hébergés lors de mon passage, on maintient un minimum de contacts directs entre lui et le personnel. Pour d’autres qui ne pourront être libérés, les liens se créent et l’attachement peut devenir très fort. Il faut voir l’aisance avec laquelle Marie-Frédérique berce une moufette ou entre dans l’enclos des louves, qui l’accueillent comme s’il s’agissait d’une des leurs. «On ne peut pas créer ce lien avec tous les animaux qui passent ici. Ce n’est pas souhaitable pour leur réhabilitation et celle-ci est notre raison d’être. Plusieurs passent même leur séjour dans des zones isolées des activités quotidiennes et loin des visiteurs.»

Marie-Frédérique reçoit un appel. «On relâche deux visons, un peu plus loin sur une de nos terres.» Une fois sur les lieux, Nathalie Pageau, la fille et la relève de Michel, me dit de faire attention, car lorsqu’on remet un animal dans la nature, il ne s’attarde pas pour faire ses adieux. Dès qu’elle ouvre la boîte, les visons disparaissent en bordure du cours d’eau. Vite fait, bien fait. Dans les 5 mois précédents, 66 animaux ont été relâchés, du merle d’Amérique au polatouche, du renard roux à l’hirondelle bicolore. «Ça fait un peu peur parfois quand on relâche des animaux, parce qu’on se demande si on a bien choisi l’endroit…», dit Nathalie Pageau en guise d’au revoir.

Pour toutes ces raisons, le Refuge Pageau est un lieu unique au Québec. De retour à l’accueil, Félix Offroy, directeur de l’établissement et gendre de Michel Pageau, nous raconte: «Il faut beaucoup de charisme pour fonder un lieu comme celui-là, non seulement envers les animaux sauvages, mais aussi envers les humains, pour les rallier à notre cause. Michel était tout ça, c’était un amoureux exponentiel.»

Michel Pageau a d’ailleurs été, malgré lui, l’initiateur du tourisme en Abitibi, poursuit-il. «Avant le Refuge, le tourisme n’était qu’une vague idée dans la région. Le lieu a commencé à attirer des visiteurs d’un peu partout, et la région s’est progressivement développée. C’est un legs profond, qu’on travaille fort à faire progresser, avec en tête la priorité: les succès de réhabilitation des animaux. On améliore sans cesse nos processus et nos infrastructures dans cet unique objectif tout en cherchant un équilibre avec nos activités touristiques, qui nous permettent aussi de faire perdurer l’héritage de Michel.»

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