Paysan au long cours

En s’éloignant de la route 138, sur le chemin de la Grande-Rivière Nord, on a un peu l’impression qu’on n’arrivera nulle part. On roule lentement, les courbes sont douces et on ne croise presque personne. C’est là, quelques mètres après avoir croisé le chemin qui mène vers Saint-Thomas-de-Caxton, qu’on trouve la Ferme Le Crépuscule où Jean-Pierre Clavet cultive sa passion pour l’agriculture biologique, contre vents et marées. 

C’est le début de l’après-midi. Trois bergers allemands, postés sur le balcon où sèchent des gousses d’ail en bouquet, avertissent les propriétaires de notre arrivée. Debbie Timmons sort de la maison, en calmant avec ses salutations le comité d’accueil. Jean-Pierre s’en vient, nous dit-elle, il est dans la paperasse. Ils ont une grosse journée. Le matin, ils ont emprunté un taureau Galloway à un voisin, question d’offrir un peu de compagnie – et une descendance ! – aux vaches qui s’attardent au bout du champ. Il y a aussi les dindons qui sont arrivés plus tôt cette semaine. Pourtant le calme des alentours ne laisse paraître aucune trace d’agitation. La lumière de septembre caresse les murs de tôle des bâtiments qui forment le petit hameau de la Ferme Le Crépuscule et seules les mouches ajoutent quelques sons au silence champêtre.

Jean-Pierre sort à son tour, un formulaire à la main. Un papier qu’il faut envoyer par la poste. L’homme de 62 ans au regard placide nous souhaite la bienvenue avant d’entamer généreusement la discussion.

C’est difficile à croire aujourd’hui, mais s’il est arrivé ici, dans la campagne de Yamachiche, c’est peut-être parce qu’il a côtoyé les vaches dans son enfance à… Pointe-aux-Trembles, tout à côté des raffineries de Montréal-Est. Il y avait à l’époque une laiterie au coin de la 4e Avenue et de la rue Dorchester et des vaches au coin de chez lui, un peu plus bas, près du chemin de fer. Il parle de ses souvenirs de bovidés comme d’une première initiation. C’est toutefois chez des cultivateurs de la Mauricie qu’il a commencé, tout jeune, son apprentissage. Dans les années 1950, ses parents avaient acheté une maison, dans un rang, à Saint-Didace, où ils retournaient en famille aussi souvent qu’ils le pouvaient.

« Mon père travaillait à la raffinerie Shell, qui était en haut, dans Montréal-Est. La minute qu’on avait un congé, il finissait vers 4-5 heures, il nous ramassait et on montait là-bas, pis souvent on revenait le lundi matin, juste pour les classes. Quand il y a eu la grève des professeurs dans les années 1970, on avait passé un mois ou deux là-bas pendant l’hiver, toutes nos vacances aussi. En fait, en ville, c’était juste parce que mon père travaillait là pis que j’allais à l’école, mais je n’avais pas vraiment d’amis. J’avais plus d’amis en campagne qu’en ville. Pis j’ai toujours aimé plus la campagne que la ville. Je pourrais dire que je suis un campagnard. »

Ces journées d’enfance allaient lui offrir ses premières occasions de goûter à la vie de la ferme. Pour occuper ses journées, il se présente chez les quatre ou cinq paysans du voisinage pour offrir ses services d’apprenti.

« Ti-cul, je partais avec mon bicycle banane, c’était un chemin de gravelle. J’arrivais tôt chez le producteur, je disais : “T’as-tu de l’ouvrage pour moi ?” Tu sais, j’aimais ça, déjà jeune. Si moi je fais de l’agriculture aujourd’hui, même si je ne suis pas issu d’une famille d’agriculteurs, c’est parce que jeune, j’en mangeais. Ma mère me chicanait, elle me disait : “T’es jamais avec nous autres l’été, t’es toujours parti chez les agriculteurs !” Pis ils me payaient souvent pas. Il y avait madame Sarrasin qui me payait toujours à dîner, mais les autres, pas souvent.»

Agriculteur, il l’est devenu. Jean-Pierre Clavet, c’est un pionnier de l’agriculture bio au Québec. C’est tout un voyage qu’il nous raconte. Celui qui avait passé ses étés d’enfance à aider les fermiers du voisinage est revenu vivre à la campagne après un long détour dans la marine. « J’ai commencé à naviguer parce mon père travaillait à la raffinerie et ils avaient besoin de quelqu’un sur un bateau de la Shell, se souvient-il. J’ai pris mon premier bateau au port à Montréal-Est en 1974 et jusqu’en 1994, j’ai été sur les bateaux. J’ai fait mon cours de génie mécanique de marine à travers tout ça dans les années 1980 à l’école de marine à Rimouski et plus tard, j’ai été promu officier. »

C’est donc par la voie des mers, pourrait-on dire, qu’il est arrivé en Mauricie, pour s’installer un peu au nord de Yamachiche. Après avoir navigué de port en port sur le fleuve et jusque dans les provinces atlantiques, il se fait proposer un emploi à Trois-Rivières sur un gros remorqueur, pour rentrer les bateaux au port. Un ami d’adolescence de Saint-Didace lui parle alors d’une terre abandonnée qui était à vendre. C’est sur ces premiers hectares acquis à la fin des années 1980 qu’il entreprend de bâtir ce qui est aujourd’hui la ferme dont il prend désormais soin à temps plein.

« Quand j’ai commencé avec mon ex-conjointe, on y croyait mais on ne savait pas la définition, si ça allait être certifié ou pas. Ce n’était pas populaire à cette époque-là. Avec la première terre que j’ai achetée, j’ai fait un grand jardin. Les gens qui venaient nous voir ne comprenaient pas tout à fait ce qu’on faisait. J’ai été le premier à faire du poulet bio avec quota dans les années 1990. Pour mes premiers élevages de poulet que j’ai mis sur le marché, quelqu’un du Québec qui s’était installé sur la côte ouest, à Vancouver, alors que le bio était très développé dans ce coin-là, m’avait dit : “Mets ça sur une van et envoie-moi ça à Vancouver.” C’est de même que j’ai commencé à vendre mon poulet. »

Tout ici porte la signature d’une démarche personnelle teintée de patience et d’entêtement, du moulin où il crée lui-même ses propres mélanges de grains à la cabane à sucre, en passant par les quelques poulaillers où les poussins, les dindons et les poules pondeuses vont et viennent librement. Avec son moulin, il fabrique des moulées uniques composées de céréales certifiées bio. Le canola et le lin, par exemple, proviennent de la Maison Orphée à Québec. Il s’agit bel et bien de recettes qu’il concocte afin de varier le goût de la viande. Il peut ainsi proposer un poulet haut de gamme avec six sortes de céréales à l’année et un poulet d’été, avec une haute teneur en chlorophylle puisque les volailles broutent librement l’herbe des pâturages. Aussi, dans le temps des Fêtes, il ajoute même de la canneberge à leur alimentation pour faire son fameux poulet de Noël, qui prend le goût bien spécifique des petits fruits rouges.

S’il s’est enraciné ici sur sa terre, avec sa conjointe Debbie qui l’accompagne depuis une vingtaine d’années dans l’aventure, Jean-Pierre garde le pied marin et sent un peu, encore, l’appel du large en rêvant d’aller un jour élever des poulets et cuisiner ses produits de l’érable aux Îles-de-la-Madeleine, où il retourne chaque année depuis 35 ans. Un projet qu’il réalisera peut-être, s’il arrive à trouver quelqu’un qui pourra assurer la continuité de la ferme lorsqu’il prendra sa retraite.

Car c’est là le principal enjeu pour le futur: dénicher des moussaillons aussi passionnés que lui qui pourront prendre la relève. Chose certaine, ces futurs agriculteurs pourront compter sur les conseils du capitaine qui n’a jamais eu peur de l’ouvrage ni de la météo: « Ce que j’ai appris dans la marine, évoque-t-il avec philosophie, je m’en sers ici beaucoup pour différentes choses, que ce soit de gérer la ferme, le stress, les difficultés ou le travail qu’il y a à faire. Parce que sur un bateau, on travaille beaucoup aussi. »

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