« Dans ma famille, on était beaucoup plus juges, notaires et avocats qu’agriculteurs et manufacturiers. Mais, en vieillissant, j’ai réalisé que j’avais été élevé par des parents qui, bien que je pouvais les percevoir comme des conservateurs, ne l’étaient pas et nous ont vraiment élevés comme des libres penseurs. Je n’avais donc pas d’inquiétude face à la vie ; j’ai été très chanceuse d’avoir été élevée avec une grande confiance, ce qui fait que j’ai pu suivre mon instinct. »
Ce voyage allait durer un an. Tout un périple pour celle qui avait suivi la voie d’une éducation classique, tout en travaillant au théâtre Outremont, haut lieu de la culture québécoise où les artistes les plus en vue tenaient l’affiche. Curieuse de nature, rêvant de découvrir les couleurs et les saveurs du monde, elle quitta donc le Québec et son chemin dans les Amériques allait prendre la forme d’un voyage initiatique.
« C’était un autre univers que je découvrais, où j’ai réalisé qu’il y avait autre chose que des industriels, des avocats et des notaires dans la vie, qu’il y avait aussi des potiers, des tisserands, des herboristes, et c’est quelque chose qui m’a profondément marquée. Ce qui fait que quand je suis revenue au Québec, j’étais dans cette mouvance du retour à la terre, de la santé alternative, et l’herboristerie a été finalement l’espèce de truc que j’ai ramené en me disant que ça n’avait aucun sens que personne, ici, ne connaisse les plantes médicinales. »
C’est ainsi que dans sa cuisine qui lui servait d’atelier, l’aspirante herboriste se lance dans ses premières expériences de fabrication de produits à base de végétaux. Au cours des dix premières années, elle suit son instinct, sans ambition de faire de son activité une carrière. L’idée de gagner sa vie avec ses onguents et ses décoctions ne lui effleure même pas l’esprit. Elle est alors en couple avec son premier conjoint, le père de ses deux premiers enfants. Ensemble, ils habitent une cabane à Val-David, animés par un profond désir de vivre en marge de la société de consommation en misant sur un mode de vie autonome empreint de retour à la terre et de simplicité volontaire.
S’engager pour redonner
Après dix ans d’une telle autonomie, deux constats s’imposent. D’abord, l’expérience de la pauvreté n’a plus rien d’exotique et, surtout, le désir de faire rayonner à plus large échelle les savoirs acquis de manière artisanale commence à germer dans son esprit. « J’ai eu le sentiment que je pouvais apporter plus à la société que fendre mon bois et puiser mon eau. J’ai vraiment eu un sentiment d’avoir tellement reçu de la société et de ne pas donner grand-chose en retour en vivant de manière autonome et un peu coupée du monde. Donc, à 30 ans, je me suis dit que j’allais envoyer mes enfants à l’école pour aller me trouver un métier et gagner ma vie. C’est là que je me suis dit que, dans le fond, j’en avais une, une entreprise, parce que mes premiers produits, j’arrivais à en vendre un peu, soit en vente directe ou à travers divers événements alternatifs. »
Le défi est donc de structurer ce qui, jusqu’alors, est fait de manière plus ou moins organisée et sans ambition professionnelle. La passion artisanale va ainsi devenir un métier, une carrière et, finalement, une aventure entrepreneuriale. Entre la cabane où elle vivait en autarcie et les jardins et bâtiments qu’elle pilote maintenant avec son équipe, bien de l’eau a coulé sous les ponts… ou dans les arrosoirs, devrait-on plutôt dire.
« J’ai embarqué dans ça, et ça m’a pris un autre dix ans avant de devenir une véritable entreprise. En 1996, le gouvernement fédéral nous a dit que nous devrions obtenir une licence de fabricant de produits pharmaceutiques, sans quoi nous serions forcés de fermer. C’était dans le cadre d’une réforme de la Loi sur la santé, et tout le monde devait sortir d’une sorte de zone grise de la réglementation. J’ai donc passé les dix années suivantes à m’impliquer dans les changements réglementaires. J’ai choisi, ce jour-là, en 1996, que j’allais passer à travers ces changements et que pour y arriver, je devais m’en mêler et m’impliquer. »
Par ces réformes, le monde de l’herboristerie, et plus généralement de la santé alternative, allait sortir du champ gauche pour devenir un sujet de discussions publiques laissant entrevoir un vaste chantier pour ajuster les lois et les règlements. En offrant son expertise et son savoir-faire afin de modifier le cadre législatif fédéral, Marie Provost s’impose comme une référence dans le domaine, tout en continuant de bâtir sa propre entreprise.
Construire sur le roc
Le chantier politique s’est avéré costaud ; mais en contemplant le siège social actuel et les jardins de La clef des champs, on comprend que, là aussi, on n’a pas manqué d’ouvrage. À voir les plantations en terrasse, on imagine sans mal que pour mener un tel projet à bien, il a fallu affronter quelques obstacles, et s’entêter un peu.
En 2003, alors qu’elle doit relocaliser son entreprise qui prend doucement de l’expansion, Marie fait l’acquisition d’une autre terre à Val-David. Son emplacement est parfait ; mais, voilà, ce terrain boisé n’a rien d’une terre agricole. C’est une colline typique des Laurentides, qui n’a rien à voir avec les parcelles cultivables qui se trouvent plus au sud, à Mirabel, par exemple. Qu’à cela ne tienne, elle se dit, un peu candidement, qu’il suffira de faire des jardins en terrasse.
« Avant d’acheter, on avait creusé des trous pour faire des tests de sol, et ça nous semblait pas pire. J’ai donc fait une offre et j’ai acheté. C’est au moment de commencer le travail pour mettre en place la zone de culture qu’on s’est rendu compte que pour 70 % de ce qu’on avait délimité comme terrain, il y avait du roc à moins de six pieds. »
Ce qui semblait être un obstacle en apparence impossible à contourner s’est en quelque sorte transformé en un avantage. Au terme d’un chantier un peu fou, on est parvenu à aménager les terrasses aujourd’hui caractéristiques de l’endroit. À force de sculpter la montagne, on a réussi à créer une zone agricole qui, finalement, s’est avérée extraordinaire.
« Les murs de roches captent la chaleur et nous font gagner à peu près dix jours en culture par rapport aux terrains qui sont à la même altitude dans la région. Nous sommes exposés franc sud, et tout le derrière est en murs de roches. La neige fond plus vite, la terre se réchauffe plus vite ; l’automne, les nuits sont plus chaudes, car, dans les premières heures de la nuit, les roches continuent de dégager de la chaleur et il y a moins de gel. »
C’est donc de nouveau grâce à son instinct que Marie Provost et son équipe sont désormais installées là, sur cette colline du rang de la rivière. Un instinct auquel elle continue de faire confiance et qui fonde son esprit d’entreprise, avec, toujours, cette part d’entêtement qu’il faut savoir souvent remettre en question.
« Aujourd’hui, on est 45 personnes. Il y a des familles, il y a des gens qui sont là depuis longtemps. Des gens envers qui nous avons une responsabilité. Il faut avoir de l’audace, mais il y a une différence entre être audacieux et téméraire. Mon défi, après l’herboristerie en tant que telle, c’est d’être une entrepreneure différente. Et celui-là, je ne l’aurai jamais fini, parce qu’il faut constamment créer de l’abondance et de la prospérité, mais dans le respect des êtres humains, ce qui implique des discussions et, toujours, la possibilité qu’on puisse changer d’idée. »