Dans le soleil bas de fin d’après-midi, on remarque d’abord sa couleur dorée. Au nez, une pointe de miel, quelques notes délicates de céréales. C’est en bouche que la magie opère: fruits et fleurs jaillissent des fines bulles herbacées, laissant à peine un voile d’amertume au passage. C’est vaste et frais. Prendre une gorgée de Muddler, première production de la Brasserie La Mouche, c’est boire le paysage. «L’idée, c’était de créer une bière dans laquelle les gens d’ici allaient se reconnaître», explique Gabriel Turner, l’œil pétillant.
Le secret: faire valoir la singularité du territoire. «L’eau de Natashquan est d’une qualité exceptionnelle, probablement en raison du terrain sablonneux et des tourbières qui font office de filtre. Ça a un impact incroyable sur la bière.» Et pas que sur la bière: depuis son lancement en 2017, la Muddler semble brûler les tablettes. «C’est une réussite pour toute la région», lance humblement Gabriel, insistant sur la dimension collaborative du projet.
Prendre pays
Si la brasserie natashquanaise fait maintenant mouche (pardonnez-nous) dans ses différents points de vente de l’Est-du-Québec, la gloire est loin d’être arrivée du jour au lendemain. «Ça remonte à 2009, quand j’étais électromécanicien sur le chemin de fer qui relie Port-Cartier à Fermont. Je travaillais huit jours consécutifs, puis j’avais six jours de congé.» Six jours qu’il passe systématiquement à Natashquan, où travaille comme enseignante en arts sa conjointe Marie-Ève auprès de la communauté innue. Très rapidement, Gabriel s’attache au village, et ce dernier le lui rend bien. «Ce que j’ai tout de suite aimé, c’est l’absence de clôtures. Dans le bois, tout est à tout le monde. Puis, jamais quelqu’un ne restera mal pris ici. L’esprit de communauté est très fort.»
Cette solidarité est aujourd’hui le fondement même du projet La Mouche. Les installations actuelles ne permettant pas de brasser directement à Natashquan, c’est la brasserie St-Pancrace de Baie-Comeau qui apporte temporairement son aide. Du point de vue des affaires, l’entreprise est le fruit d’un partenariat autochtones-allochtones, une grande source de fierté pour le Nord-Côtier d’adoption. «Je cherchais un projet qui me permettrait de me créer un emploi et, surtout, d’en créer d’autres. C’était primordial que ça cadre avec le paysage et les gens qui l’habitent.»
D’amateur à brasseur
Étant depuis longtemps intéressé par les bières à fort caractère, il lui vient l’idée en 2012 de brasser lui-même: un passe-temps qui prend rapidement de l’ampleur. «Le brassage rassemble un paquet de choses qui m’intéressent: la microbiologie, la mécanique, la créativité. Un coup lancé, il n’était plus question de m’arrêter.» C’est au fil de ses nombreuses lectures et de ses voyages en Europe qu’il parfait ses connaissances et trouve l’inspiration. «C’est là que j’ai découvert les levures sauvages, la fermentation alternative et leur impact sur les saveurs. On ne parlait plus seulement de prendre une bière, mais de voyager par les papilles», raconte Gabriel avec enthousiasme.
De retour à Natashquan, il n’a plus qu’une idée: mettre Natashquan en bouteille. Son premier mandat est de créer une «blonde de soif», une bière légère plus conventionnelle qui permettrait une prise de contact en douceur avec le consommateur. «Il fallait gagner la confiance de notre monde. Ce n’était pas en tranchant radicalement avec leurs habitudes qu’on allait faire ça.» Parallèlement se déroule une foule de tests, certains plus audacieux que d’autres. Gabriel se remémore une journée où Marie-Ève et lui ont pris la plaine d’assaut. Mains aseptisées, pots stérilisés, ils y cueillent les baies de genévrier qui serviront de levure autochtone pour des bières à fermentation spéciale. Quelques semaines après le premier test, ils se rendent à l’évidence: le résultat est décevant. «On a eu envie de tout jeter dans le drain à plusieurs reprises. Mais on a été patients.» Et heureusement: au moment d’écrire ces lignes, deux bières à fermentation non conventionnelle sont sur le point de voir le jour. En attendant, deux produits sont déjà en circulation. La Muddler, lancée en 2017, a vite rallié tout le monde grâce à son style allemand plus classique. Elle a été suivie en avril 2018 par la Mickey Finn, une bière sure de blé légère et acidulée.
Mais qu’en est-il des noms? Si vous n’êtes pas un amateur de pêche en rivière comme Gabriel, vous ignorez peut-être que la Muddler et la Mickey Finn sont des types de mouches utilisées pour cette activité sportive. C’est en partie de là que la brasserie tient son identité, comme en font foi les étiquettes joliment dessinées par Marie-Ève. «Je vois plusieurs parallèles entre la bière et la pêche à la mouche. Il y a un bon moment pour chaque mouche, comme pour chaque bière. En plus, au fil de mes recherches, j’ai découvert que la première goélette à avoir quitté les Îles-de-la-Madeleine pour peupler Natashquan se nommait La Mouche.» Difficile de faire plus respectueux d’une histoire et d’un territoire.
En pleine effervescence
Dans la prochaine année, l’équipe s’affairera à développer des nouveautés. «Des tests sont en cours pour fabriquer des bières à base de fruits sauvages cueillis localement. On continue de travailler nos fermentations spéciales dans le but de lancer des produits vraiment distinctifs.» D’ici là, on retrouve la famille La Mouche dans différents points de vente sur la Côte-Nord, en Gaspésie et dans le Bas-Saint-Laurent. De passage à Natashquan, vous pouvez l’accompagner d’un club au crabe au restaurant Le Goût du Large ou la savourer les deux pieds dans le sable sur la terrasse du Café l’Échouerie tenu par le chef Sébastien L’Écuyer (Bouillon Bilk, Pastaga), proche ami de la brasserie qui honore aussi avec finesse le terroir nord-côtier.