C’est l’un des «secrets les mieux gardés du JAL», me disait l’ami William en me faisant goûter l’acer blanc, par un beau jour d’été aux abords du lac Témiscouata. Le JAL? C’est le sympathique nom donné à la zone rurale formée par les villages de Saint-Juste, Auclair et Lejeune. Un peu dans l’ombre des villages riverains du Kamouraska et de la plus urbaine Rivière-du-Loup, ces trois villages gagnent en prospérité depuis qu’ils ont résisté à la dévitalisation et accru leur développement local au début des années 1970 avec l’aide du gouvernement du Québec.
Le délicieux nectar que me faisait goûter William, un alcool de style vin blanc issu de la fermentation de la sève d’érable, avait donc été fabriqué à Auclair dans une érablière pas comme les autres, innovante depuis sa fondation en 1972, et peu à peu transformée en atelier de conception de boissons alcoolisées à l’érable.
Le lendemain, on roulait jusqu’à Auclair pour aller voir ça de plus près et goûter au Val ambré, au Mousse des bois et au Charles-Aimé Robert. Oubliez le goût prononcé d’érable ajouté à certaines vodkas ou à certains whiskys que vous trouverez sur les tablettes de la SAQ. Les produits du Domaine Acer sont franchement plus sophistiqués. Les saveurs subtiles d’érable, dans un alliage alcoolisé complexe, sont dues au procédé de fabrication qui reproduit celui de la vinification du raisin.
Une histoire d’ingéniosité et d’audace
«Mon conjoint Vallier a eu le déclic au début des années 1990 en dégustant de l’hydromel, explique la copropriétaire Nathalie Decaigny. Il a réalisé que si on pouvait fermenter le miel pour en faire un alcool délicieux, on pouvait en faire tout autant avec l’érable. Il s’est ensuite inspiré de cidreries, faisant notamment des stages chez Michel Jodoin, puis de vignerons français, allant entre autres apprendre la méthode traditionnelle en Champagne pour pouvoir faire de l’acer mousseux.»
Quelques années plus tard, après de nombreuses expérimentations et après qu’une chimiste alimentaire s’est jointe à l’équipe pour peaufiner le processus, le Domaine Acer commercialise quatre alcools hors-norme et de qualité supérieure, pourtant encore méconnus de la plupart des Québécois. Prémices d’avril, le fameux acer blanc, est un alcool de type vin blanc au goût d’érable très délicat, le compagnon idéal des apéros estivaux. Le Mousse des bois est un acer effervescent aux bulles fines et aux parfums d’érable également très subtils. Le Val ambré, vieilli 10 ans en fût de chêne, est plus riche, comme d’ailleurs le Charles-Aimé Robert, de type porto, qui accompagne à merveille les fromages ou desserts en fin de repas.
Nathalie m’en parle avec passion. «Je sens qu’on a écrit une page d’histoire en inventant ces produits qui respectent les traditions amérindiennes de production d’érable, tout en les propulsant dans notre époque pour en faire des produits complexes et haut de gamme.» Voilà une ambassadrice de premier plan pour ces acers, produits en quantité modeste pour l’instant (environ 30 000 bouteilles par année), mais promis à une importante croissance au fil des prochaines années.
22 ans de recherche
Rien ne destinait pourtant cette Belge, ingénieure de formation ayant grandi dans les champs de betteraves du Hainaut wallon, à s’intéresser de si près à la production et à la transformation de l’érable. Sa rencontre avec Vallier Robert, grand manitou de la production de l’acer, a bouleversé son parcours et a fait d’elle une fière Jaloise, prête à faire connaître ce produit singulier partout dans le monde.
«Pour moi qui viens d’un pays plat, le Bas-Saint-Laurent a vite été une fascination, avec ses vastes étendues d’eau, ses montagnes usées et ses forêts immenses. En y ajoutant l’érable et l’ingéniosité de la famille Robert, c’était le paradis. Mon beau-père Charles-Aimé, c’était tout un numéro. Il avait de l’audace et du cran. Son fils en a hérité. Avant de produire de l’alcool à base d’érable, Vallier imaginait, avec un budget très limité, des moyens ingénieux de ramener l’eau d’érable à la cabane avec des tubes reliés à de vieilles cuves de machine à laver!»
Il a fallu près de 22 ans de recherche pour arriver au niveau de sophistication des produits actuels, nés des travaux patients de Vallier Robert et de la chimiste Julie Michaud, ainsi que de l’apport de plusieurs œnologues. Pour créer l’acer blanc, on récolte l’eau d’érable avant de la concentrer par osmose et évaporation, «mais pas jusqu’au niveau du sirop», précise Nathalie. «Puis on fermente dans des cuves en inox, avec différentes levures, pendant 2 à 4 semaines. Ensuite, on laisse le produit se clarifier et la lie descendre au fond des cuves. L’acer blanc vieillit 18 mois dans ces cuves avant d’être filtré et mis en bouteille.»
L’acer mousseux, quant à lui, est produit avec la sève du tout début de la saison des sucres. Une fois les premières étapes de fermentation réalisées, il passe par une deuxième fermentation en bouteille, inspirée de la méthode traditionnelle. L’acer doux, après une fermentation en cuve d’une sève de mi-saison, est muté à l’alcool. On lui ajoute ensuite un peu de sirop d’érable avant de le laisser vieillir en fût de chêne pendant 5 à 20 ans. Le Charles-Aimé Robert, produit avec une sève de fin de saison, est aussi vieilli pendant 5 à 20 ans, sans ajout de sirop ni d’alcool.
Un marché à construire
Vendus sur place à Auclair, où l’on peut aussi visiter l’économusée, les produits du Domaine Acer se trouvent également dans certaines épiceries fines et dans quelques marchés publics, en plus d’apparaître sur la carte de plusieurs restaurants. «C’est un réseau un peu limité pour l’instant, précise Nathalie, mais nous réfléchissons à produire en plus grosse quantité et envisageons l’exportation. Selon nos repérages et discussions avec des exportateurs, le Japon pourrait être un marché intéressant pour nous, en plus de l’Europe qui semble être notre marché naturel.»
Difficile de pénétrer le réseau SAQ pour l’instant, parce que «pas assez rentable, vu le niveau de taxation et la production limitée des acers». Mais la nouvelle loi 88 permettant la vente en épicerie pourrait faire en sorte d’augmenter le nombre de points de vente québécois. «En 20 ans, l’intérêt des Québécois pour les produits locaux a explosé et leur curiosité alimentaire ne cesse de grandir. C’est une bonne conjoncture pour les acers…»