Je connais Stéphane Dumont et Émilie Rondeau depuis longtemps. S’ils se sont établis dans le Kamouraska en 2006, c’est que la maison ancestrale qu’ils ont trouvée au bord de la rivière Ouelle avait tout ce qu’il fallait pour leur permettre de réaliser leur projet : vivre de leur art à partir de chez eux. En prime, la demeure possédait une cour arrière s’ouvrant sur un paysage admirable qui est de leur propre aveu une source d’inspiration intarissable dans leur pratique.
En entrant dans l’atelier de Stéphane, je me souviens qu’il a déjà été trois fois plus petit. Il s’est agrandi en suivant la croissance de son entreprise, Arbol cuisine, qui s’est forgé une belle réputation dans la fabrication d’articles de cuisine en essences indigènes nord-américaines. L’entreprise fabrique aussi des meubles en bois massif, sur commande ou en petites séries. Elle emploie aujourd’hui six personnes et sa clientèle n’est plus seulement québécoise : « Ça, ça s’en va bientôt à Londres », me dit Stéphane en déplaçant des planches à découper en noyer empilées sur une table. Il aime bien que ses clients, où qu’ils se trouvent dans le monde, n’oublient pas qu’ils doivent avant tout leur produit Arbol à la forêt. Pour ce faire, il joint parfois les coordonnées GPS exactes de l’endroit où a poussé l’arbre dont il est issu.
Primé à plusieurs reprises pour le design caractéristique et épuré de ses créations, Stéphane, au lieu de s’asseoir sur ses lauriers, travaille activement au virage numérique de son entreprise. Déjà propulsée par la Fabrique 1840 de Simons, la vente des petits objets culinaires d’Arbol a connu un regain à la faveur de la pandémie. Pour répondre à la demande, Stéphane met désormais l’accent sur la vente en ligne, alors que les salons de métiers d’art dans lesquels il réalise habituellement la majorité de ses ventes sont annulés. Cela l’amène à moins travailler de ses mains. Depuis quelques mois, il passe une heure chaque matin à répondre aux courriels de clients. Au lieu de déplorer ce nouvel état des choses, il met du cœur à s’adapter au contexte et à moderniser aussi sa production. En 2019, une toupie à contrôle numérique a fait son entrée dans l’atelier.
Du paysage à l’œuvre
La pratique d’Émilie a elle aussi beaucoup évolué depuis 2006. Après s’être consacrée à la peinture et à l’impression numérique, elle s’est graduellement tournée vers l’art public, un domaine qu’elle a d’abord investi en réalisant des œuvres éphémères. Plusieurs dans le Kamouraska se souviennent de son installation ludique, Hiver en été (2015), sur la montagne de Saint-Pacôme. Des plastiques agricoles, fixés à même la pente, dessinaient la silhouette d’un chat convoitant un saumon, attirant le regard tant sur la vocation agricole et récréotouristique de l’endroit que sur l’avenir compromis de la station de ski locale. Par la quinzaine d’installations qu’elle a réalisées dans le paysage bas-laurentien à ce jour, de même que par son engagement au centre d’artistes Vrille, elle contribue activement au dynamisme de l’art actuel de sa région d’adoption.
Depuis quelques années, Émilie réalise surtout des œuvres d’intégration à l’architecture. Sa toute dernière, La valse des fleurs, borde depuis peu les fenêtres du centre de cancérologie du Nouveau Complexe hospitalier de Québec. Inspirée du kintsugi, cet art japonais consistant à réparer un objet brisé en soulignant ses fissures plutôt qu’en les camouflant, elle offre à la vue des usagers du Centre des motifs de broderie légèrement colorés évoquant la résilience, l’apaisement et l’espoir. Cette « contrainte », propre à l’art public, de devoir prendre en compte l’auditoire de l’œuvre au moment de sa conception lui plaît particulièrement : « Je trouve ça très stimulant de réfléchir à cette rencontre entre l’œuvre, son lieu d’intégration et les gens qui auront à vivre avec elle ».
Même si Émilie et Stéphane me répètent qu’elle est une « boîte à idées », à l’aise dans l’abstraction, alors qu’il est le pragmatique du couple, je ne peux m’empêcher de penser que l’esthétisme des créations d’Arbol et la vingtaine d’œuvres d’intégration d’Émilie illustrent, chez les deux, un bel équilibre entre le conceptuel et le côté pratique des choses.
Grandir dans un labo créatif
Leur prédominance respective, ils croient la retrouver chez leurs deux enfants : Nori, 9 ans, est du type techno 3D et aime aider son père dans l’atelier ; Mano, 13 ans, s’intéresse à l’art visuel et cherche sans cesse de nouvelles façons d’exprimer ses élans créateurs.
Le loisir créé par le confinement du printemps dernier a d’ailleurs produit chez lui un véritable déclic à cet égard ; depuis, il fabrique des œuvres… tout le temps. Récemment, la boutique de l’espace Beaulieu commun, à Trois-Pistoles, en a accueilli deux. On comprend pourquoi, en découvrant ses œuvres signées de son nom d’artiste, Champy, réalisées sur les supports les plus divers : une planche de bois, des souliers, un baril, un ukulélé, un cône orange.
Mano admet volontiers son goût pour le street art et son admiration pour le peintre québécois Dan Brault. On reconnaît ces influences dans son travail, mais on ne peut nier qu’il a déjà un style à lui, fait de couleurs vives à l’aérosol, de dripping, de doodles ludiques, qui reviennent d’une œuvre à l’autre : une poubelle en parachute, une « sloche » avec des ailes… Sûrement, le laboratoire créatif dans lequel l’adolescent a eu la chance de grandir a favorisé son bagage artistique, déjà solide. Ce qui étonne davantage, c’est le sérieux avec lequel il aborde sa démarche : « Habituellement, j’essaie de préserver la vocation des objets sur lequel je crée », m’explique-t-il. Lorsqu’un concept l’habite, il se rend à l’écocentre ou chez l’antiquaire du coin, sélectionne avec soin l’objet idoine qui lui permettra de le traduire et ne laisse son travail qu’une fois le projet abouti, quitte à manquer parfois une activité avec des copains de son âge.
À bon nombre de mes questions, sur la raison du choix de telle ou telle technique, sur la visée d’une œuvre ou s’il envisage de faire de l’art sa profession, il répond : « Je ne sais pas… Ce n’est pas clair encore ». Réponse honnête d’un jeune artiste qui ne cherche pas à masquer ses incertitudes et qui sent peut-être déjà, au moins instinctivement, que le flou ne doit pas nécessairement être fui. Chose certaine, la « vie d’artiste » ne lui fait pas peur, et il lui paraît tout naturel qu’un artiste soit aussi un entrepreneur, vive de ses œuvres et en vive heureux, à Rivière-Ouelle ou ailleurs. Tiens donc.