Au nom du gin

Point d’eau bénite ni de vin. Depuis peu, l’église Marie-Auxiliatrice de Sorel-Tracy n’accueille plus de fidèles non plus. On y trouve plutôt les distillateurs des Subversifs, qui y ont installé leur alambic pour produire du gin. Leur secret pour fabriquer le Saint des Saints: un légume d’antan.

Il y a huit ans, Fernando Balthazard et son voisin Pascal Gervais se lançaient dans la production de gin. Et pour sortir du lot, il fallait trouver un petit plus, quelque chose d’insolite, qui allait magnifier les ingrédients de base du gin que sont la baie de genièvre, la coriandre et la cardamome.

Ils ont donc demandé l’avis de Patrice Fortier, de la Société des plantes de Kamouraska. «Il nous a conseillé le panais. On en trouve partout, il a un goût naturellement un peu épicé et sucré. On a fait un essai, et on s’est dit que c’était exactement ce qu’on cherchait», raconte Fernando, en avouant que jusqu’à ce que la première goutte de gin au panais frôle ses papilles, il avait des doutes sur ce mélange pour le moins inédit.

Depuis, le Piger Henricus habille les étagères des bars et des amateurs. «Il est épicé sans trop l’être. Il a du caractère. On voulait un gin qui s’utilise pour les cocktails et qui peut aussi se boire seul», raconte le distillateur qui, d’ailleurs, boit son gin sec. Sa passion pour la distillation et le gin n’est pas innée. Ce Québécois de mère argentine et de père abitibien a lancé ce projet presque sur un coup de tête, après un souper avec son voisin.


«On s’est dit qu’on était peut-être arrivés à un moment de notre vie où on avait besoin d’un nouveau défi. On voulait faire quelque chose en rapport avec la restauration, mais on ne savait pas trop quoi», se souvient Fernando. Le côté gangster et interdit du gin finit par les attirer: «On avait aussi fait des voyages à New York et on avait observé qu’il existait plein de distilleries, ce qui n’était pas du tout le cas au Québec à l’époque.»

La décision est finalement prise. Direction la Californie puis l’État de New York pour se former à la distillation. Fernando quitte l’enseignement et son acolyte abandonne son entreprise d’encadrement. Puis est venu le temps de trouver un local pour produire… Avant de déménager récemment à Sorel-Tracy pour se rapprocher de la métropole montréalaise, les deux amis se sont installés à Saint-Alexandre, près de Saint-Jean-sur-Richelieu.

L’opportunité de racheter l’église de Sorel-Tracy est ensuite apparue. «Plutôt que de la laisser se faire démolir, nous avons préféré donner une seconde vie à ce bâtiment patrimonial», explique Fernando. Comme un affront aux prêcheurs de la bonne morale, les distillateurs déménagent donc leur alambic dans la maison du Seigneur. N’est-ce pas dans les abbayes que sont brassées les meilleures bières?

Cette église leur offre 8000 pieds carrés et la même surface au sous-sol. De quoi assurer la production annuelle de 50 000 bouteilles, qui se vendent ensuite au Québec et en Ontario – peut-être même bientôt en Espagne. Les deux associés ont mis en vente beaucoup d’objets qui ornaient l’intérieur du lieu sacré, tels que le Christ sur sa croix ou les cloches. Ils ont toutefois voulu garder l’autel à côté duquel se trouve l’alambic, ainsi que les seaux d’eau bénite.

Les confessionnaux sont eux aussi toujours là, histoire de se repentir après avoir bu du liquide accusé pendant la prohibition de perturber l’ordre social. D’ailleurs, Fernando confie que trouver un nom pour son entreprise n’a pas été facile. Ils sont finalement partis sur quelque chose qui symbolisait le gin: l’interdit. «L’idée, c’était de renverser l’ordre établi», explique-t-il. Et pour coller à cette image, ils ont décidé dernièrement de changer leurs étiquettes, qui représentent maintenant des personnages du Québec… subversifs.

Irma Levasseur, première femme franco-canadienne à devenir médecin et fondatrice de l’hôpital Sainte-Justine, ou encore le frère Marie-Victorin, qui s’est intéressé à l’anatomie de la femme, orneront donc les nouvelles bouteilles. Pour la liqueur de menthe, ils ont choisi Isabelle Montour, une Algonquine métisse. «Elle a fait beaucoup pour développer des liens entre Anglais, Français et Amérindiens et elle était plutôt libertine pour son époque», poursuit Fernando.

Le duo ne crée pas que du gin. Il propose aussi de la crème de menthe, ainsi qu’une liqueur de gin et de sirop d’érable pour «ramener la tradition de la cabane à sucre». Il y a peu, l’entreprise a aussi développé une vodka et un whisky – ce dernier est uniquement offert en vente privée. «C’est un whisky moonshine, ça veut dire que les gens l’achètent puis le font vieillir eux-mêmes dans un fût», détaille le distillateur.

Après huit ans à développer leur recette, le duo voit désormais grand pour l’industrie québécoise de la distillerie. Comme le whisky est associé à l’Écosse et la vodka à la Russie, Fernando rêve qu’un jour le gin soit associé au Québec. Dans son église, il aura sûrement quelques saints auxquels se vouer pour que sa prière se réalise.