Tout a débuté dans les années 1930. Chez les Lafrance, on est agriculteurs de génération en génération, mais comme la terre de Saint-Joseph-du-Lac se prêtait bien à la pomiculture et que cette activité était en train de se professionnaliser, le grand-père d’Éric Lafrance a décidé de convertir ses champs pour en produire. Puis le père d’Éric a poursuivi sur cette voie et a transmis à son fils sa passion. À l’âge de 20 ans, Éric s’est occupé du verger. Mais il rêvait aussi d’élaborer de nouveaux produits et de faire rayonner le domaine qui l’avait vu naître: «J’étais ambitieux. Je voulais produire autre chose que des pommes au détail. J’avais envie d’expérimenter de nouvelles avenues, de faire grandir mon domaine comme un enfant.»
Éric est un homme d’action. Au fil des ans, il a planté beaucoup de pommiers – plus de 13 000 – pour faire de son verger l’un des plus imposants de la région. Puis il a commencé à jouer avec la trentaine de variétés de pommes qui y poussaient. «J’avais envie de produire du cidre. Lorsque je regardais une pomme dans un arbre, je savais déjà instinctivement quel type de cidre j’obtiendrais avec. J’ai donc suivi une formation en vinification et j’ai démarré mes essais avec une cuve de 1000 litres en 1997.» Le pomiculteur a produit cette année-là un cidre sec et un doux, mais il avait déjà envie d’aller plus loin. Il s’est donc dès la saison suivante essayé à la méthode champenoise sans véritablement savoir où cela le mènerait. «Je le faisais par passion et je n’avais encore aucune ambition commerciale. Mon régal, c’était de voir les fermentations et de créer un produit dont je serais fier…»
C’est donc à tout hasard qu’il a confié en 1999 à un de ses collègues qui se rendait à la Coupe des nations quelques bouteilles de cidre pour les faire déguster sur place… Deux mois plus tard, à sa grande surprise comme à celle de sa femme, il reçoit une médaille d’or par la poste. Impossible dorénavant de s’arrêter en si bon chemin. Et ce chemin l’a conduit, progressivement, à élaborer une belle gamme de cidres tranquilles, effervescents, mousseux et aromatisés. «Selon moi, tout producteur de pommes devrait faire du cidre», dit naturellement Éric, qui en produit une douzaine aujourd’hui vendus à travers toute la province.
Une touche de glace
En 2001, la Société des alcools du Québec a ouvert ses portes aux cidriculteurs. Une aubaine qu’Éric a décidé d’exploiter comme sept ou huit producteurs québécois au départ, tout en développant l’aile agrotouristique de son exploitation. «À l’époque, 20 000 personnes en moyenne venaient nous rendre visite au domaine chaque année. Et comme les cidres de glace du Niagara étaient en vogue, ils demandaient régulièrement si nous en produisions nous aussi.» Il n’en fallait pas plus pour exciter la curiosité de notre homme. Il a donc commencé à explorer ce qui se faisait sur le marché des cidres de glace et s’est tourné vers la cryoconcentration d’une partie de sa production.
«Selon les cidres, nous utilisons de trois à cinq variétés de pommes différentes. Nous les récoltons à l’automne, les pressons lorsque le froid s’installe entre la mi-décembre et la mi-janvier et laissons le jus geler pendant quelques semaines à l’extérieur. Puis nous récoltons le sirop qui se forme (à peu près 18% du volume total), nous le faisons fermenter et nous le vinifions, avant d’embouteiller nos produits au mois de juin.» Le savoir-faire développé par Éric et son équipe, qui se décline aujourd’hui en trois cidres de glace ayant chacun ses particularités (dont son admirable Bouquet sur glace) ainsi qu’un cidre mousseux avec un soupçon de cidre de glace, a porté ses fruits puisque le Domaine Lafrance récolte de nombreux prix d’excellence.
Éric aurait pu se contenter de produire des pommes au détail et sa gamme bien garnie de cidres, mais il voulait encore plus: «Je suis toujours en mode création. Chaque année, j’ai envie de lancer de nouveaux produits, d’innover, de m’améliorer.» Et Éric pensait déjà en 2009 à transformer ses pommes en alcool fort. «C’était ma prochaine étape. Je savais instinctivement que mes pommes pouvaient amener des arômes extraordinaires à des alcools rien qu’en les pressant.»
Le pomiculteur a alors commandé un alambic à un fabricant artisanal de Bordeaux, en France, et a conversé avec lui pendant un an pour apprendre les rudiments de cette élaboration particulière. En 2013, il était prêt à faire feu et a créé un brandy, le Georges-Étienne. «Je n’étais sûr de rien, car il fallait faire vieillir ce produit trois ans dans des fûts de chêne avant de savoir s’il aurait un réel potentiel.» Le producteur a toutefois décidé de se faire épauler par des focus groups constitués d’anciens de la SAQ pour se donner plus de chances.
Le terroir québécois
«J’ai toujours mis la barre haut quoi que je fasse», admet Éric, qui a finalement lancé son Georges-Étienne en 2017. Ce qui ne l’a pas empêché de jouer avec son alambic pour élaborer plusieurs alcools intéressants, comme l’eau de vie de pomme Pure Légende, deux vermouths de cidre (un blanc et un rouge) Rouge-Gorge, ou encore le Dandy Gin. Et il travaille déjà à la création d’un cognac à base de raisins de son petit vignoble.
«Si j’avais un champ de maïs, je serais aussi en train de produire de la vodka! Mais malheureusement ici, on importe le grain avant de distiller.» Et il est hors de question aux yeux du producteur de se lancer dans cette voie. Effectivement, en créant des cidres et des alcools n’utilisant que des matières premières produites sur ses terres, Éric Lafrance a prouvé qu’il est possible de réaliser des produits artisanaux d’exception au Québec sans avoir recours à des grains, des raisins ou de l’alcool venus d’ailleurs. Il a d’ailleurs fondé en 2017 l’Association des distilleries artisanales du Québec pour encourager ses pairs à produire mieux et pour permettre aux artisans d’ici de faire rayonner leur savoir-faire.
Un travail de longue haleine de plus qui ne fait pas peur au producteur. À la tête aujourd’hui de la seule entreprise familiale de la province qui fournit la SAQ en cidres de glace, apéritifs et spiritueux, d’un domaine qui reçoit à présent quelque 100 000 visiteurs chaque année et dont les produits sont récompensés internationalement, le pomiculteur a le sentiment du devoir accompli. Mais il est aussi convaincu que ce terroir qu’il magnifie et chérit a encore bien des manières de s’exprimer. «Il faut toujours aller de l’avant et vouloir le meilleur…»