Comme toutes les grandes histoires d’amour, celle-ci commence par un coup de foudre. C’est au début des années 1990 qu’Anne-Marie Lachance, directrice générale et cofondatrice de la microbrasserie, visite les Îles-de-la-Madeleine pour la première fois. «Quand je suis arrivée, je me suis dit: “C’est chez moi ici. C’est ici que j’ai envie de vivre toute ma vie.” Je me sentais à ma place. L’espace qu’il y a à l’infini, l’horizon… C’était un coup de cœur, tout simplement.»
Ce sentiment l’occupe toujours lorsque, quelques années plus tard, elle y emmène sa grande complice et future partenaire d’affaires, Élise Cornellier Bernier. La brasseuse professionnelle de bière tombe à son tour sous le charme et les deux alliées prennent la décision de déménager aux Îles et d’ouvrir une microbrasserie.
«On a voulu créer notre propre emploi pour pouvoir habiter les Îles à l’année. On avait pensé ouvrir une brasserie ailleurs, mais on ne voyait pas ce qui nous différencierait. Pourquoi une autre micro? Ça n’avait pas de sens. Mais quand on a pensé aux Îles, au territoire éloigné, à la richesse de l’insularité et à toute l’histoire, ça prenait un sens.»
Les Îles dans la recette
Écume, Cale-Sèche, Terre Ferme… Les deux femmes d’affaires insistent pour que leurs bières reflètent le caractère de l’archipel. «C’est notre source d’inspiration. Tout est bâti là-dessus, que ce soit sur le plan de l’imaginaire, de l’étiquette, de l’image.» Au-delà de l’image, leurs bières doivent surtout goûter les Îles. «On est allées dans le bois et dans les champs pour voir ce qui poussait, ce qu’on pouvait utiliser», se rappelle l’enseignante de formation.
Les algues des plages avoisinantes sont utilisées dans le processus de clarification de leurs brassins, les herbes, les fleurs et les aromates récoltés aboutissent dans la recette d’une bière – bonjour la Belle Saison – et des partenariats sont tissés avec les producteurs locaux, dont le célèbre Fumoir d’Antan et ses méthodes ancestrales de boucanage du hareng.
«Ils installent leur hareng à sécher dans un ancien fumoir, et nous, on vient mettre du grain sur une grande porte-moustiquaire près du hareng, explique-t-elle. On le fait sécher pendant deux mois et ça donne un malt fumé extrêmement riche, très différent. Un petit côté animal au goût. Il sert surtout pour faire la Corps Mort.»
C’est jusqu’aux légendes locales qui s’invitent dans les bières. La Palabre du Bois Maudit n’est pas seulement inspirée de l’église Saint-Pierre-de-La Vernière – la légende raconte qu’elle a été construite à partir de bois maudit –, elle en est faite! «Élise est montée dans le clocher de l’église pour récupérer des copeaux de bois et les inclure dans sa recette», s’amuse Anne-Marie.
Des débuts ardus
Avec 25 bières différentes au menu, 200 000 litres produits par année, une salle de dégustation qui roule à plein régime l’été et une renommée qui dépasse de loin les rives des Îles, le succès est aujourd’hui au rendez-vous pour les deux associées. Mais lorsqu’elles s’installent dans l’archipel avec leur projet en tête à l’hiver 2002, il est bien loin d’être assuré.
Les défis étaient multiples, se rappelle Anne-Marie. Il fallait tout d’abord convaincre les autorités locales d’embarquer dans le projet. «La microbrasserie avait mauvaise réputation. Les gens des institutions financières et du gouvernement n’avaient aucune idée de son potentiel. Il y a en qui nous disaient de faire ça dans notre garage pour voir si ça marcherait. On a été tenaces, on ne les a pas lâchés.»
Un an avant l’ouverture, tout est encore à faire. Il faut trouver le local – une ancienne usine de transformation de crabe sise à quelques encablures de la plage –, faire venir et installer les équipements alors qu’aucune expertise n’existe sur les Îles, bâtir la salle de dégustation, brasser les premières bières, etc. Et tout ça rapidement: «Fallait ouvrir au plus vite. Ici, si tu manques l’été, il faut attendre à l’année d’après. Il a fallu goaler», explique Anne-Marie.
Fin juin 2004, l’ouverture approche et les deux partenaires sont nerveuses. «C’était un défi d’attirer les gens. On est dans un cul-de-sac et les plages ici sont plus occupées par les gens des Îles que par les touristes. Ça nous a fait peur, mais on a vraiment eu une belle réception. On n’avait que deux bières en fût et c’était plein à craquer.»
De deux bières, la production passe à trois l’été suivant. Puis vient l’embouteillage, d’abord à la main et exclusivement l’hiver. La microbrasserie peine à suivre la demande croissante et les deux femmes sont sur tous les fronts. «La vie d’entrepreneur, on ne s’attend jamais à ce que ce soit aussi exigeant. Tu ne peux pas t’imaginer la charge de travail, la pression, le stress qui repose sur tes épaules tout le temps. On est faites pour ça et on est heureuses là-dedans, mais on est conscientes du boulot que c’est et de ce qu’on ne referait plus pareil. Ça fait à peine cinq ans qu’on a atteint un équilibre heures travaillées-vie familiale.»
Aujourd’hui, alors que l’entreprise a atteint sa vitesse de croisière, les deux femmes peuvent reprendre leur souffle, apprécier les paysages de l’archipel, la communauté qu’elles s’y sont créée et jeter un regard sur les 16 dernières années. «Je me pose souvent la question de ce que je ferais si la micro fermait. Je ne me vois pas partir. Je finis mes jours ici. Ce qui nous retient, ce n’est pas la micro, c’est les Îles. C’est mes racines qui sont enfin quelque part. J’ai une fille qui est madelinienne. Il y a tout ce dont j’ai besoin ici. Je me sens libre sur les Îles.»
Ce qu’elle conseille de visiter sur les Îles? Le Fumoir d’Antan, naturellement. «Et puis, il y a un beau circuit des saveurs qui a été créé. Il y a vraiment des produits de qualité, originaux… Il faut explorer les Îles par les papilles! Ça commence par ça. Après, t’as besoin d’aller marcher. Je conseille d’aller se perdre sur les plages. C’est un des rares endroits où l’on peut se perdre, être seul…»