Savoir prendre son temps

La microbrasserie Le Castor, installée dans un coin tranquille de Rigaud, se démarque depuis maintenant plus de sept ans grâce à ses produits d’une qualité exemplaire. Aucun amateur de bière ne peut lever le nez sur la délicieuse Yakima IPA. Mais par-dessus tout, derrière ces boissons d’exception se cache une histoire riche et surprenante.

Daniel Addey-Jibb, cofondateur de l’entreprise, mentionne d’entrée de jeu: « Pour nous, la bière c’était vraiment pas une priorité. C’était juste un side-line ». Bien qu’on ait l’habitude d’entendre des brasseurs nous raconter que c’est une passion de jeunesse qui les a menés vers la bière, il n’en est rien pour Daniel et son partenaire Murray Elliott. Les deux amis d’enfance oeuvraient effectivement dans un tout autre domaine avant de sentir l’appel du houblon. « À la base, on est tous les deux charpentiers. C’était ça, notre plan de carrière. On a postulé pour devenir apprentis d’une compagnie de charpentes à l’ancienne en Angleterre, et on a été acceptés. Dès qu’on est arrivés, ils ont ouvert une nouvelle succursale en Écosse et nous ont demandé si on voulait y aller. Murray ayant des racines écossaises, on a tout de suite dit oui ! »

Si Daniel en parle de façon relativement modeste, ce parcours d’apprentis n’a rien de banal. Les deux acolytes sont allés apprendre la charpenterie traditionnelle pratiquée depuis le Moyen-Âge dans des constructions aussi impressionnantes que les cathédrales anglaises et françaises. « On a travaillé sur des projets incroyables dans des lieux magnifiques. C’est là qu’on est tombés en amour avec la distillation du whisky. On a visité plein de distilleries, deux ou trois brasseries, et ça a fait germer l’idée de lancer un jour une microdistillerie en plus de notre entreprise de construction. Mais c’était vraiment pas un objectif à court terme pour nous, c’était juste une idée comme ça.» Après quelques années en Europe à parfaire leurs compétences, ils rentrent au Québec et installent leur compagnie de charpenterie à Rigaud.

 

Mais autour de 2007-2008, avec la crise financière, les affaires se mettent à ralentir. Devant ce fait, ils développent finalement leur plan d’ouvrir cette fameuse microdistillerie, ce qui ne semblait au départ rien de plus qu’un rêve fugace. « On a rapidement réalisé tous les problèmes qui viennent avec cette idée. Ça coûte super cher à démarrer, puis tu sors pas un whisky en deux ou trois semaines ! Il faut que ça reste plusieurs années en fût de chêne si tu veux faire un produit qui a un peu de bon sens. Faut que tu fasses du gin ou de la vodka pour être rentable plus rapidement. Et désolé, mais moi, la vodka, ça m’inspire pas. » Tout en laissant mijoter ce plan d’affaires, Daniel et Murray commencent à brasser de la bière dans un recoin de leur bâtisse, pour le plaisir.

La chance du débutant

Surprise immédiate au premier brassin : « Dès la première batch on s’est dit “Oh my God. C’est donc ben le fun !” Concasser les grains, sortir un moût, ajouter le houblon, fermenter tout ça… Le plus surprenant, c’est que c’était bon ! On a commencé par brasser les types de bières qu’on a bues en Écosse, des vraies ales britanniques faibles en alcool mais super fruitées et buvables. On doit probablement ça à la chance du débutant, mais nos premières batches étaient super bonnes. C’est là où la lumière s’est allumée dans nos têtes. » Avec ses cycles de production plus raisonnables, de deux à quatre semaines pour la plupart des bières, le modèle d’affaires de la microbrasserie avait beaucoup plus de sens pour les deux partenaires.

« Par contre, là, on était déjà rendus en 2009 et on se sentait gravement en retard sur la vague de microbrasseries québécoises. On pouvait pas deviner à ce moment-là que la vague ne finirait juste jamais et qu’on en serait à plus de 200 brasseries aujourd’hui, il faut dire ! On s’est beaucoup inspiré de Beau’s, qui a lancé, comme nous, une brasserie en plein milieu de la campagne. On s’est dit que si c’était possible pour eux, ça l’était pour nous. Même chose pour Pit Caribou en Gaspésie. C’est vraiment ces deux brasseries-là qui nous ont inspirés. »

Finançant la mise en place de la brasserie avec leur entreprise de construction, sans aide d’investisseurs extérieurs, Daniel et Murray fondent véritablement Le Castor un peu plus de deux ans plus tard. On est en 2012, et c’est là que tout se concrétise pour eux.
« On n’avait pas l’ambition de devenir très gros, on ne s’attendait pas à un succès. Tu lances une microbrasserie, tu te dis que tu vas être une goutte dans un verre d’eau. Notre seule mission, c’était de faire des bières qui répondaient à des critères très élevés de qualité. C’est probablement pour ça que ça nous a pris du temps, on voulait aller lentement. C’est comme ça que tu gardes le contrôle. »

La consécration

De fil en aiguille, la petite station de brassage prend de plus en plus de place dans la bâtisse. Tous les cinq ou six mois, l’expansion de l’entreprise empiète davantage sur l’espace de l’atelier de charpenterie. Au final, Daniel et Murray se rendent à l’évidence : ils sont désormais des brasseurs professionnels avant tout. Tout l’espace est maintenant réservé au brassage, à l’entreposage et à l’embouteillage des bières de l’entreprise et ils ont laissé derrière eux le métier de charpentier. « On a vraiment été surpris par la réponse du public et de la demande. Après trois ou quatre ans, la charpenterie a pris le bord parce qu’on n’avait plus la place ni le temps de s’en charger. »

Depuis, Le Castor cumule les succès de brassin en brassin, offrant aux amateurs de bière une variété toujours plus grande de produits confectionnés avec soin et une attention au détail. Si la Yakima IPA a désormais sa place dans le frigo de tout amateur de bière, on ne peut passer sous silence la série de bières sauvages et acidulées de la brasserie qui sont de véritables expériences gustatives uniques et extrêmement bien réalisées. Que nous réservent-ils pour la suite ? « On va continuer de faire ce qu’on fait, en grandissant lentement mais sûrement. Pour nous, le critère principal sera toujours de prendre le temps d’élaborer une recette avant de mettre quoi que ce soit sur le marché. On veut pouvoir être fiers de chaque bouteille ou canette qui sort d’ici. »