Utopie en cours

À l’été 2019, la franche réussite de Naval, le premier spectacle du Cirque de la Pointe-Sèche, est à la hauteur de la folie du projet lui-même : créer, entre amis, un cirque extérieur, au pied d’une paroi rocheuse qui s’intègre au spectacle, dans un village de trois cents âmes au Kamouraska. Rencontre avec Elyme Gilbert, cofondateur du cirque, pour tenter de comprendre les raisons de ce succès.

De nombreuses critiques élogieuses ont déjà salué l’audace du concept de Naval et l’inventivité des moyens techniques mis en œuvre : conteneurs industriels bariolés de graffitis convertis en gradins pour les spectateurs ; passerelle en bois longeant la forêt et permettant au public de s’immerger graduellement dans l’univers fictif du spectacle à la tombée du jour ; cabine mobile pour les musiciens jouant en direct devant les spectateurs.

L’accueil réservé au spectacle a été unanime, la météo, généreuse. Vraiment, le premier tour de piste du Cirque de la Pointe-sèche a l’air d’un conte de fées. Pour Elyme Gilbert, c’est d’abord grâce à la chimie de tous les artisans du spectacle : « Toute l’équipe se tenait vraiment bien. On était tous différents, mais il y avait quelque chose dans l’air qui faisait que tout allait bien. Quand on en venait, durant la création, à se dire qu’il manquait quelqu’un pour faire ci ou ça, cette personne apparaissait, comme par magie ! » Le spectacle prévu pour l’été 2020 – annulé en raison de la pandémie -, intitulé Tilt, est une célébration de la diversité humaine à travers la singularité de chacun. On a le goût d’y voir, comme dans Naval, une métaphore de la belle histoire vraie du cirque lui-même, celle d’une utopie qui s’est réalisée.

Quand on l’interroge sur les facteurs de ce succès, Gilbert parle volontiers de l’équipe en coulisses : de sa conjointe, Stéphanie Friesinger, qui non seulement a consenti à accueillir un cirque dans leur cour (!) et à fournir le revenu supplémentaire nécessaire à leur petite famille pour les premières années de l’aventure, mais qui apporte aussi un regard extérieur crucial, par lequel tout fait sens ; de Gabrielle Lemarier-Saulnier, qui gère et coordonne toutes les communications et relations du cirque ; des constructeurs, des techniciens, des acrobates et des bénévoles nombreux, qui étaient déjà des amis ou le sont devenus. Assurément, Elyme Gilbert est un gars d’équipe, un vrai.

Vie de famille

Il a trempé dans l’univers du cirque pendant une dizaine d’années avant de concevoir l’idée de démarrer un jour le sien. Il est tombé dedans un peu par hasard, après avoir longtemps travaillé comme technicien de scène pour des spectacles de musique et de théâtre. Un jour, on lui a dit que le Cirque Éloize cherchait un gréeur. Il ignorait en quoi consistait ce métier — installer et entretenir les dispositifs qui assistent les acrobates dans leurs numéros de voltige —, mais était attiré par la vie de tournée qu’il impliquait. Il l’a donc appris sur le tas, la meilleure façon d’apprendre, selon lui. Il s’est ensuite engagé auprès du Cirque du Soleil, qui l’a entraîné dans les Amériques, en Europe et en Asie.

Élyme Gilbert par Jean-François Papillon

Mais, à la longue, le goût de voyager s’est émoussé. « Je suis beaucoup sorti dans ma vie… là, j’ai le goût que les gens viennent chez nous », dit-il. Chez lui, c’est un endroit extraordinaire. Il habite le Manoir Rankin, construit en 1835 sur le site de la Pointe-sèche, jadis luxueux mais à l’état de ruine quand il en fait l’acquisition, en 2008, dans le but de lui redonner son lustre d’antan. Un projet ambitieux, qu’il réalise progressivement, avec bonheur. Il a même développé une expertise qui lui a permis de fonder, avec son ami Jérémie Guay-Chénard, sa propre entreprise spécialisée en rénovation de bâtiments patrimoniaux, Bâtis’Art.

L’idée de vivre du cirque, cependant, l’habitait toujours. Et le site exceptionnel qu’occupe son domaine, dominé par une falaise, lui a inspiré ce projet fou d’un cirque extérieur, sédentaire et rural. « D’habitude, c’est dans les villes que les cirques s’arrêtent. Mais moi, je suis un gars de campagne, un gars de bois », dit celui qui a grandi à Marston, en Estrie, dans une fermette « au fond d’un rang, sans électricité », auprès d’un père original, qui valorisait l’autosuffisance et la débrouillardise, et acceptait que ses enfants ne se rendent à l’école que lorsque le désir leur en prenait. Cette éducation singulière semble avoir contribué à l’assurance et à l’esprit d’initiative du gaillard.

photo Marty-Kanatakhatsus Meunier

Lorsqu’on lui demande ce qui l’attire tant dans l’univers circassien, il évoque aussitôt son esprit communautaire ; celui des petits cirques d’Europe, par exemple, dans lesquels les familles se déplacent en caravane. Pour lui, travailler loin de sa famille, « avoir une autre vie ailleurs », n’avait pas de sens. Au Cirque de la Pointe-Sèche, les enfants restent auprès des grands, ils font partie de la gang. Ça a l’air simple et naturel, à l’écouter parler, comme tout le reste de cette grande entreprise qu’il reconnaît être loufoque : « ça se peut, faire des folies, oser. Ça donne souvent quelque chose de bien. »

Visionnaire technique

Tout de même, il faut bien quelque chose comme un don pour rassembler ainsi des forces vives et que ça marche. Lui-même, se considère-t-il, au moins sur cet aspect, comme une sorte d’artiste ? « Pas du tout ! » La question le fait même rire. « Je n’ai pas de vision artistique plus précise qu’un autre. Je pense que j’ai une certaine vision quant à ce qu’on peut réussir à faire en mettant plein de choses ensemble, des choses farfelues. Et plus tu me dis que je suis fou de le faire, plus je vais avoir envie de le faire ! Mais ma vision demeure toujours plutôt technique : je peux faire en sorte qu’on se rende du point A au point B, de telle manière. »

Alors que tout le monde salue le succès de son entreprise artistique, il se dit « un peu imposteur », ni artiste, ni vraiment homme d’affaires : « je ne roule pas cette business-là comme on est censé le faire. Il y a des décisions financières à prendre, mais on ne va pas chercher les gens pour des raisons financières ; on va les chercher pour ce qu’ils sont. On le fait pour des raisons familiales, pour avoir du plaisir, pour être chez nous et voir de beaux couchers de soleil, prendre une bière entre amis. Pas pour devenir riches. » N’empêche que l’establishment d’affaires le reconnaît comme un des siens : la Chambre de commerce de Kamouraska-L’Islet en a fait le président d’honneur de son dernier souper-bénéfice annuel. C’est signe, selon lui, que le Kamouraska est un milieu ouvert aux entrepreneurs qui « font les choses à leur tête ». Il cite en exemple la microbrasserie Tête d’allumette et la boulangerie Niemand.

C’est avec la même simplicité sereine qu’il parle des projets du cirque : du spectacle Tilt et des cérémonies officielles des Jeux du Québec à Rivière-du-Loup de 2021. Ces deux événements seront mis en scène par Valérie Bertrand-Lemay et Marie-Anne Dubé, du Théâtre Témoin de Cap-au-Renard. Certains artistes de 2019 seront de retour pour ces deux productions. Et les fameux conteneurs suivront le cirque aux Jeux, dans l’aréna !

Elyme Gilbert et sa bande sont évidemment ravis du succès spontané de la première année du cirque, mais sont aussi conscients de la pression que cela crée pour la suite. « Le plus gros défi, avoue-t-il, ça va être de faire un show à la hauteur de celui qu’on a fait l’année dernière. » Les attentes sont là, mais le goût de les satisfaire aussi. Tout simplement.

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