Tracer son chemin

Depuis 40 ans, les communautés innues de la Côte-Nord œuvrent ensemble à ce vaste projet. Modèle de persévérance et de réussite, l’Institut Tshakapesh concilie traditions et modernité d’une manière tout à fait unique.

Tshakapesh est un personnage mythique à la base de la création du monde, pour la nation innue. Connu pour son courage et son opiniâtreté, celui qui a tué sans peur l’ours qui avait dévoré ses parents était un symbole parfait pour illustrer une structure collaborative située assez loin des grands axes touristiques, mais qui voulait servir sa communauté et faire rayonner sa culture multimillénaire bien au-delà du fleuve.

Fierté, identité, présence: ces trois mots résument le travail titanesque que l’Institut Tshakapesh a abattu depuis sa fondation en 1978. La mission d’arrimage, de soutien, de sauvegarde et de transmission initiale est demeurée au cœur des actions de ce centre, qui emploie aujourd’hui une trentaine de personnes, dessert sept communautés innues, forme des milliers de jeunes à travers le Québec et dont le tambour sacré teweikan résonne jusqu’aux tribunes de l’ONU. Pour y parvenir, l’Institut a concentré ses efforts autour de trois grands axes: la langue, la culture et l’éducation.

«La langue est un arbre dont les fruits nourrissent l’âme du peuple innu», lit-on sur le site web de l’Institut. Parler sa langue, c’est effectivement avoir accès à la plus riche part de sa culture. Ce qui ne veut pas dire qu’il faut qu’elle reste immuable, bien au contraire. Sur la Côte-Nord, trois dialectes innus différents coexistent. Ils sont couramment parlés par les aînés, compris par leurs enfants et enseignés dans les écoles des communautés.

Sous le Shaputuan

Afin d’outiller les apprenants et de valoriser la langue innue, l’Institut a mis en place plusieurs initiatives. La première, majeure, a été la création de la maison d’édition Tshakapesh, qui publie sur papier ainsi qu’en ligne aussi bien des livres à colorier spécifiques pour les tout-petits que des dictionnaires français-innu, du matériel et des exercices pédagogiques, des essais… et même des disques d’artistes innus, qui profitent du studio d’enregistrement de Florent Vollant, originaire de Maliotenam.

La langue ne s’apprend pas seulement théoriquement. Grâce à la série Innu raconte, commencée depuis peu, on mêle la présentation d’un conte avec le récit des souvenirs d’un aîné. Une implication intergénérationnelle qui relie les participants à leurs racines et à leur identité, mais qui constitue aussi un patrimoine vivant qu’il faut précieusement préserver. L’Institut dispose donc parallèlement d’une banque de récits, biographies, chansons et témoignages disponibles en ligne. Et pour ceux qui aiment jongler avec les mots, une grande dictée annuelle dans les trois dialectes de la région les met à l’épreuve.

Garder le passé présent pour le futur

Comment préserver sa culture ancestrale tout en embrassant la modernité? Comme d’autres, l’Institut Tshakapesh aurait pu tomber dans le piège ethnocentrique, voire un peu folklorique, de s’en tenir à la constitution d’un musée et de sortir les costumes traditionnels des boules à mites lors du pow-wow local annuel. Mais le centre a plutôt mis sur pied des initiatives qui nourrissent la fierté des communautés, tout en valorisant la culture innue auprès du grand public.

Joueur de Teueikan sous le Shaputuan

Fort du don de plusieurs fonds d’archives intéressants, l’Institut a tout d’abord créé un centre de documentation. Bien plus fouillé qu’une bibliothèque, ce centre est une mine d’informations basée sur une collection impressionnante de livres, de vidéos, de photographies numérisées et d’autres documents. Il est régulièrement utilisé par les écoles, ainsi que par des chercheurs de l’extérieur qui ont à leur disposition sur place des espaces de travail pour mener leurs études.

Couronné en 2017 par le Prix Droits et libertés de la Commission des droits de la personne et de la jeunesse, le projet Sous le shaputuan est un brillant exemple d’ouverture sur le monde. Débuté en 1995, il a pour but de favoriser une perception plus juste des Premières Nations au sein de la société québécoise et canadienne en allant lui-même à la rencontre de publics scolaires. Cent dix rencontres du genre ont ainsi été organisées au sein des écoles et universités québécoises de manière originale, puisque tout se passe sous le shaputuan, le campement traditionnel des Innus qui devient pour l’occasion un outil de découverte de la langue, des arts visuels, de la musique et des métiers traditionnels de cette communauté à travers une série d’ateliers.

Symposium d’art MAMU «Ensemble»

Enfin, l’Institut Tshakapesh travaille à la valorisation et à la diffusion des œuvres de ses artisans et artistes. Grâce à des présentations au centre lui-même, à la participation à différents comités régionaux ou nationaux, ainsi qu’à des événements comme le Symposium d’art MAMU «Ensemble», qui réunit des artistes des communautés et d’autres invités à créer avec eux, ou encore le coloré Festival Innu Nikamu, qui accueille chaque été pendant quatre jours des artistes de la scène de plusieurs Premières Nations, la culture innue rayonne de mille feux.

L’éducation au cœur de la réussite

Éduquer le grand public à sa culture est une chose; amener sa propre communauté à intégrer les modèles modernes de réussite en est une autre. De nombreuses nations autochtones sont aux prises avec des problèmes de décrochage scolaire et de chômage persistant sur leur territoire, et leurs membres ont du mal à trouver leurs repères dans les grands centres urbains. Pour les jeunes surtout, au contact de deux visions du monde bien distinctes, cette notion d’identité est cruciale. Épaulé par les différents paliers gouvernementaux, l’Institut Tshakapesh a donc lancé des programmes comme Langue innue au primaire, qui permet aux enfants des communautés d’acquérir une maîtrise de leur langue maternelle et de compétences transversales pour leur permettre de comprendre leurs origines tout en les arrimant avec la réalité québécoise.

Des ateliers de formation spécialisée, des cours universitaires menant à l’obtention d’un certificat en linguistique avec le concours de l’Université du Québec à Chicoutimi, des visites de créateurs dans les écoles, des sorties culturelles et un soutien direct apporté aux étudiants innus qui veulent poursuivre leurs études hors de leur communauté complètent cette offre de services variés, mais dont l’objectif est unique: favoriser la réussite. Un succès que l’on encourage d’ailleurs sous toutes les formes, qu’il s’agisse d’impliquer activement les parents d’élèves dès le plus jeune âge ou d’organiser de grands rassemblements de nouveaux diplômés du secondaire.

«Après 40 ans d’existence, nous nous rendons compte que l’Institut n’a jamais été aussi utile qu’aujourd’hui», constate Andrée Ruest, qui collabore depuis cinq ans à titre de consultante avec le centre après avoir pris sa retraite du gouvernement québécois. «Les communautés innues sont vivantes, sensibles et partie prenante de nos objectifs. Nous répondons à leurs besoins avec des services de qualité. Nous tenons aussi à afficher nos couleurs sur toutes les tribunes possibles.» De Sept-Îles à New York, où il a présenté au siège de l’ONU une Déclaration des Nations Unies sur les droits des peuples autochtones, l’Institut Tshakapesh trace ainsi son chemin vers un futur bien prometteur.

À lire aussi