Semer la bonne humeur, une note à la fois

Marcel Aubin anime la traverse Québec-Lévis depuis une éternité. Ses armes de gaieté massive? Son accordéon et sa bonne humeur!

La nouvelle gare fluviale de Lévis, inaugurée il y a quatre ans, respire la modernité. L’édifice en bois, en verre et en acier est plus grand, plus fonctionnel, plus vitré. Bref, plus «toute» que l’ancienne gare sise dans la halle Lauzon, un bâtiment construit en 1864 devenu vétuste. Diantre! On y trouve même une franchise de la plus canadienne des chaînes de café à proximité de L’attraction du duo d’artistes Cooke-Sasseville, deux aimants rouges presque collés l’un à l’autre qui symbolisent «le circuit qu’effectue sans relâche le traversier Québec-Lévis entre les deux rives, mais aussi l’attraction qui se crée ainsi entre les deux villes». Bienvenue au 21e siècle.

Certaines choses refusent heureusement de changer. Parmi celles-ci, il y a Marcel Aubin et son fidèle accordéon, imperméables aux déménagements, réaménagements et autres projets structurants. Malgré ses 82 ans bien comptés, cet affable personnage se fait un devoir de venir jouer de son instrument les après-midi et soirées de fin de semaine, en dehors des heures de pointe des travailleurs affairés. C’est pendant ces moments que le hall d’entrée de la nouvelle gare fluviale est le plus gai. Au plus fort de la saison estivale, on le retrouve presque tous les jours dans les environs du secteur de la Traverse, où il dissémine sa proverbiale bonne humeur.

Vaste répertoire

Son répertoire est en bonne partie composé d’airs festifs et rassembleurs. Parmi ses classiques, on compte Agadou, L’incendie à Rio et Chanson du carnaval. Hymne à la joie, Ce n’est qu’un au revoir et When the Saints Go Marching in se taillent aussi une place de choix dans sa liste de morceaux réguliers. Autour du temps des Fêtes, c’est immanquable: il interprète un Vive le vent d’hiver qui réchauffe les cœurs. L’hiver dernier, sous notre regard ébahi, il a appris à pousser les notes de La Marseillaise quelques minutes à peine après les avoir entendues. «Marcel joue à l’oreille. Il lui suffit d’entendre une pièce pour en reproduire l’air», nous a expliqué un employé de la Société des traversiers du Québec (STQ) qui le côtoie sur une base régulière.

Une partition lui serait de toute façon bien inutile. Parce que Marcel ne voit pas très bien. Le peu de vision dont il dispose lui permet néanmoins de distinguer son environnement et ses interlocuteurs. Ces derniers sont par ailleurs assez nombreux; des habitués de tous les âges le saluent avec enthousiasme, comme on salue une vieille connaissance. Il n’y a pas à dire: Marcel Aubin fait littéralement partie des meubles, et ce, depuis… Depuis quand, au juste? «Ça doit bien faire 30 ans que je joue ici. Depuis une trentaine d’années, ça, c’est sûr», affirme avec bonhomie le principal intéressé. Une information qui nous sera confirmée par des passagers. «Je l’ai vu jouer lorsque j’étais encore un jeune adulte. C’était il y a 25 ans et il est encore là aujourd’hui, égal à lui-même», nous dira l’un d’eux.

«Toléré»

La popularité de l’accordéoniste lui a notamment valu un fort sympathique reportage de la part de l’antenne québécoise de la CBC, début 2014. L’homme a aussi sa propre page Facebook. Bien que peu actif – la dernière publication remonte à l’année dernière –, le compte se veut un hommage virtuel à Marcel Aubin par une de ses admiratrices. On y retrouve entre autres des vidéos amateurs mettant en scène le résident de Lévis. Marcel a longtemps sévi à bord du NM Alphonse-Desjardins et du NM Lomer-Gouin, les deux traversiers qui font le trait d’union 365 jours par année entre Québec et Lévis. Certains soirs, la rumeur veut que le party pognait; certains passagers n’hésitaient pas à danser et à chanter au son du piano du pauvre, comme dans les veillées d’antan. Aujourd’hui, cette époque est toutefois révolue: Marcel Aubin n’y est plus le bienvenu. Le voilà désormais cloué au plancher des vaches, où on continue néanmoins de le «tolérer» dans l’enceinte de la gare fluviale. Selon des employés de la STQ interrogés sur place, ce dernier devrait techniquement détenir un permis d’amuseur public pour se produire, ce qu’il n’a pas. C’est donc «une faveur» qu’on lui fait.

Comme quoi rien ne freine la sacro-sainte marche du progrès.

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