Un héritage méconnu

Déjà, en son temps, on l’appelle « le manoir des manoirs », tant il en impose par sa taille et son élégance. Pourtant, ce joyau de notre patrimoine bâti, restauré de fond en comble par Patrimoine canadien et le ministère de la Culture du Québec en 2000 et 2001, est peu fréquenté, faute de moyens pour l’exploiter à l’année. L’agrément d’institution muséale imminent de ce rare témoin de la vie quotidienne sous le Régime français en Amérique devrait changer la donne.

Près de 300 ans après sa construction, le manoir Mauvide-Genest témoigne toujours de l’ambition et de la réussite d’un couple hors du commun en Nouvelle-France, les époux Jean Mauvide et Marie-Anne Genest. Soudés dur comme fer dans la vie comme en affaires, ils ont bâti leur fortune en à peine 30 ans. Ils nous invitent à entrer. Allons-y !

Le visiteur franchit la porte des censitaires. Le voilà d’emblée dans le bureau de Jean Mauvide, seigneur, au milieu du XVIIIe siècle, de la moitié sud-ouest de l’île d’Orléans. Il y reçoit ses censitaires, ceux qui viennent lui payer leur tribut, le cens, en contrepartie de l’entretien des routes et des moulins qui lui incombe en tant que gestionnaire foncier au nom du roi et du gouverneur. L’homme y reçoit aussi ses fournisseurs, car, marchand avisé, il fait fortune notamment grâce au commerce triangulaire qui a cours entre la Nouvelle-France, les Caraïbes et la France. Enfin, le bureau sert aussi de salle d’attente pour ses patients, puisque le jeune chirurgien de navire de la flotte de Louis XIV, né à Tours en 1701 et qui a posé le pied à l’île d’Orléans en 1721, soigne la population locale jusqu’à 80 ans bien sonnés ! 

Le salon turquoise est la pièce où Marie-Anne Genest reçoit invités et amis, s’adonne aux travaux d’aiguille et prodigue affection et soins aux cinq enfants, trois filles et deux garçons. Enracinée dans la paroisse depuis trois générations, la famille de cette dernière, née en 1707 de Charles Genest, forgeron-taillandier et capitaine de milice, et de Marie Mourrier, fait partie de l’élite rurale. Instruite, chose rare à l’époque, Marie-Anne collabore aux affaires de son mari, enrichissant le patrimoine familial. C’est souvent le cas, semble-t-il, pour les femmes avant le XIXe siècle ; enfin, selon celle qui nous guide. 

Elle précise : « Le droit de l’époque considérait la femme presque à l’égal de l’homme. Et, féministe avant la lettre, elle signait de son nom de fille et de celui de son mari. Les filles suivent son exemple. C’est cette quasi-égalité de droit qui, en l’absence de son époux parti combattre aux côtés des troupes françaises en Ohio, l’autorise à acheter un terrain et à y faire construire un moulin à farine en 1753. »

De maison à manoir, l’affirmation d’un statut social

On traverse la salle à manger et nous voici au cœur de la maison, dans la grande cuisine. Il s’agit en fait de la toute première maison du couple, un carré de 27 pieds bâti en 1734, qu’il agrandira une première fois en 1742 en ajoutant un étage, puis une seconde, en 1752, en triplant la superficie de l’ensemble pour en faire le manoir tel qu’on le connaît aujourd’hui. On ne peut détacher les yeux du plafond tant les deux poutres taillées à la hache qui soutiennent la demeure s’imposent à la vue. Elles sont piquées tout du long de becs-de-corbeau, de petites lampes à huile. 

Avant de monter, on jette un coup d’œil à la chapelle. C’est un ajout tardif. Elle date du XXe siècle. Mais le tabernacle qui trône sur l’autel a été sculpté par les Hurons du bout de l’île, entre 1651 et 1653, alors que les jésuites y sont en mission. Ses bancs, teints au sang de bœuf, ont 300 ans et viennent d’une paroisse voisine, Sainte-Famille. Deux reliquaires ornent les murs. Chacun contient une cinquantaine de fragments, d’os surtout. 

Ajouté en 1742, l’étage qui coiffe la grande cuisine compte la première chambre principale, très grande, et deux petites chambres d’enfants au nord. On dit de la magnifique armoire bleue dans la chambre des parents qu’elle a été peinte avec des bleuets. Eh oui, ! Nos aïeux étaient des écologistes avant l’heure ! Mais l’hiver force la famille à redescendre dormir dans la grande cuisine. Jean et Marie-Anne dans le lit à courtines, le seul de la pièce, les enfants sur des paillasses, comme les domestiques. Là, au moins, il y a la chaleur de l’âtre. 

Hôpital de campagne et entrepôt

Le passage qui mène de ces premières chambres à celles, définitives et luxueuses, une fois le manoir achevé, retient l’attention. Dans celui-ci sont exposés certains instruments du chirurgien Mauvide : pinces pour retirer les têtes de flèche et les balles de fusil causant les blessures les plus courantes en Nouvelle-France ; instrument pour la trépanation qui ressemble à un tire-bouchon à oreilles ; couteau ; scie ; fer à cautériser ; clystère ; nécessaire pour les saignées, une pratique fort répandue à l’époque de la théorie des humeurs. Le manoir servait d’hôpital de campagne, comme en témoignent les brancards alignés le long du mur.

Le grenier fait deux étages et impressionne par la structure de sa charpente. Ni clou ni vis ne tient l’ensemble. L’arrimage est assuré par de grosses chevilles de bois, des tenons et des mortaises, des tourillons et des queues d’aronde, un savoir-faire qui ajoute à l’effet spectaculaire de l’œuvre, même si des tiges de métal le renforcent çà et là, depuis la réfection du bâtiment. Il sert d’entrepôt aux réserves alimentaires de la famille, dont la viande, l’hiver, ainsi qu’aux marchandises qui sont vendues au marché de Québec.

On descend à la cave. Elle est à hauteur d’homme. On remarque l’épaisseur des murs. Le puits, extérieur à la maison originelle, s’est retrouvé à l’intérieur à son agrandissement en 1752. Imaginez, c’est presque comme avoir l’eau courante à portée de la main ! Il fait neuf pieds de profondeur et a été creusé à même le tuf, la roche qui compose le sous-sol de l’île d’Orléans. Près du grand âtre, où l’eau est mise à bouillir, on peut faire de petites lessives : cols, poignets, mouchoirs, pansements… Les grandes lessives, elles, se font derrière le manoir, à la belle saison, au lavoir longeant le ruisseau. Luxe suprême, le four à pain est encastré à même l’âtre. 

À la sortie, après l’éclairage tamisé de la cave, le soleil éblouit. Puis on discerne le carré des plantes médicinales, le grand potager à l’arrière-plan et la vaste prairie qui cerne le domaine. Elle s’étend de l’autre côté du chemin Royal, avec ses tables de pique-nique, ses chaises de jardin et son accès au fleuve. L’endroit est idyllique pour prolonger l’enchantement de cette plongée en Nouvelle-France. On en reste longtemps habité. 

Le manoir rouvrira ses portes en mai 2021 pour une prochaine saison.

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