Instinctivement, comme s’il portait en lui quelque attribut animal, mon compagnon de randonnée s’immobilise, mobilisant le sens qui guide désormais sa vie. Il est à la recherche de mouvement, cette incongruité dans l’inertie hivernale. « Regarde, les trois petits points noirs sur le sommet de la montagne, à droite. Si ça bouge, ce sont probablement des caribous », m’informe-t-il. Je l’imite, dans l’espoir de saisir ce moment. Sans succès. Tout juste a-t-il rendu compte de cette possibilité que le regroupement d’animaux se délie devant ses yeux.
Il fait un temps glacial. Les doigts déjà franchement rougis, je sens ma bouche se durcir, mes yeux couler sous le choc des bourrasques qui étrillent le flanc de la montagne. Manifestement accablé, je verbalise (non sans effort) l’hostilité des lieux. Éric Deschamps acquiesce. D’une simple réflexion, celui-ci m’informe de cet amour viscéral qu’il porte à la vie sauvage : le photographe voit dans ces extrêmes conditions une raison de plus de tenir en estime la harde de caribous qui passe l’hiver ici sans broncher. « C’est des pionniers, des citoyens des montagnes, on a tout à apprendre d’eux », lance-t-il avec conviction, se faisant au passage l’écho des discours qui bousculent le paradigme anthropocentriste. Si, en 2016, l’homme à l’aube de la trentaine s’écarte délibérément du tourbillon urbain, rien n’indique alors que la nature se fera une place au centre de sa vie.
La révélation
8 février 2020, 13 h 30. Éric Deschamps m’a donné rendez-vous aux pieds du mont Hog’s Back, situé dans la réserve faunique des Chic-Chocs. Le photographe n’est pas du genre à s’exprimer dans les médias traditionnels, privilégiant une conversation plus intime avec les communautés virtuelles qui s’agrègent autour de ses clichés d’animaux à la fois léchés et crus. Mais comme je propose de l’accompagner en montagne, aux premières loges de son quotidien, nous voilà, raquettes aux pieds, prêts à gravir cette saillie culminant à 830 mètres. Bien qu’habituellement, mon acolyte parte à la recherche de la faune sauvage, cette fois-ci, il est en quête des « forêts enchantées », comme il aime à désigner les parcelles résineuses qui coiffent le sommet et qui, lorsque la neige s’amasse sur ses rameaux, prennent la forme de personnages fantomatiques.
Le pas assuré, Éric Deschamps ouvre la voie de cette ascension d’environ deux heures. L’aplomb qu’il affiche tranche avec l’hésitation émanant des questionnements qui le rongeaient il y a à peine cinq ans. Après l’obtention d’un certificat en comptabilité de l’Université du Québec à Montréal, le jeune homme originaire de Saint-Bruno-de-Montarville entreprend un baccalauréat en actuariat. Pourtant, il n’en peut plus du rythme effréné de la ville, dont il s’évade lors de sorties en kayak sur la rivière Richelieu. Moins de six mois plus tard, en juin 2016, celui qui n’a alors à peu près jamais manipulé d’appareil photo ou fréquenté la montagne emménage à Cap-Chat, en Haute-Gaspésie. « La montagne et la photographie, ç’a été une révélation, la lumière, comme si le destin m’avait frappé pour la première fois », dit-il, affirmant en avoir trouvé un sens à sa vie.
Cette révélation survient lorsque sa route croise celle d’orignaux dans le parc national de la Gaspésie, le 2 novembre de la même année. Les images captées de cet instant, qu’il met en ligne, deviennent virales. À partir de ce moment, tout s’enchaîne. « C’était intense. Je venais ici pour vivre la paix et, du jour au lendemain, des médias me contactent au sujet de cette histoire-là, alors que je ne connais rien aux animaux, confie Éric Deschamps. J’ai réalisé à ce moment-là que, comme moi, beaucoup de gens en savaient peu ».
Travail d’éducation
Décidément, le photographe de nature sauvage a développé un sacré sens de l’observation. Au fil de la montée, il s’arrête subitement, mirant ces anfractuosités dont l’existence ne se révèle qu’à l’œil averti. L’empreinte d’une perdrix, juste ici. « Elle nous observe, présentement », se plaît-il à conjecturer.
Sous mes yeux, se déploie ainsi la culture phénoménale d’un autodidacte, un apprentissage sans mentor, mais aiguillé par l’expérimentation. Et cette intimité avec la nature se jauge à la proximité qu’il parvient à obtenir, toujours conscient que l’animal est ici chez lui. « Ç’a été graduel, au prix de sacrifices et de patience, soutient Éric Deschamps. Avec les caribous, par exemple, ç’a commencé à 500 mètres, et là c’est rendu à 30 mètres, chaque fois sans dérangement. Mais parfois, ça prend jusqu’à six heures pour s’approcher à cette distance-là ». Pour les limicoles (de petits échassiers nichant aux abords du fleuve), il apprend les habitudes, les allées et venues, ce qu’ils mangent. « J’évalue aussi les marées, les roches à proximité, et, nécessairement, la lumière », précise-t-il.
Tout au long du périple, Éric Deschamps documente sa sortie, photographiant les manifestations anecdotiques propres à l’expédition hivernale ou réalisant de courtes vidéos ponctuées de remarques spontanées. « Quand je partage mes images en ligne, c’est toujours dans le but de rendre les gens plus respectueux de la nature, que ceux-ci développent une culture de montagne qu’ils vont à leur tour transmettre », dit-il.
Vers 15 h 30, nous atteignons la crête qui forme le sommet avant de gagner un premier boisé. Les conifères agissent comme une zone tampon refusant ce vent qui fait descendre le mercure d’une dizaine de degrés lorsqu’il se trouve désentravé. Nous soufflons un instant, revigoré tant par l’accalmie que par l’idée d’obtenir enfin cette possibilité de se réchauffer. Toutefois, quelque chose cloche. Sous la puissance des rafales, la neige s’est détachée de la cime des arbres, éteignant quelque peu la magie qui enveloppe normalement ces forêts après de fortes précipitations. Pas de belles photos à prendre. « C’est des choses qui arrivent, il vente souvent au sommet », indique-t-il. Journée perdue ? « Pas du tout ! Prendre des photos pour prendre des photos, c’est contre ce en quoi je crois, atteste le coureur de bois moderne. Je ne cherche pas à profiter financièrement de ça. L’an passé, j’ai vendu mille calendriers dans douze pays. J’en vends le double, je travaille deux mois par année, après ça je travaille pour la nature et c’est tout. C’est le rêve ».