Cinq minutes avant l’aube, il se lève, peu importe la saison. Pour la chaude, ça se passe à l’orée de la mer. Plein de petits bouts d’île d’Yeu peuplent son auberge. Son Café acadien, à Bonaventure, en Acadie du Québec. En zodiac ou en zeppelin, moins de 30 petits kilomètres séparent son rêve de la centrale thermique de Belledune, qui crache deux millions de tonnes et demie de gaz carbonique chaque année au-dessus de la prodigieuse baie des Chaleurs[1]. Mais il ne laisse pas la cheminée-furoncle lui saper le moral[2]. Comme dirait Lao Tseu: «The show must go on.»
Lui, c’est en fait eux. Christophe Rapin et François Maillette, le tandem taijitu[3] au centre de l’équipage de ce caravansérail de bout de quai. Le premier vient du théâtre et de la Sarthe. Quant à François, il déploie sa vaillance pour bien organiser, compter, planifier, préparer. L’énergie des deux amoureux s’affirme tout en complémentarité: exubérance et persévérance, élégance et simplicité, authenticité et audace. Avec comme maître mot «singularité». Et toujours, à leurs côtés, Aubert, le quadrupède philosophe au pelage de suie salée, l’antimascotte qui vous accueillera bien de sa bonne humeur placide quand vous débarquerez là.
L’aventure commence par un naufrage. En 2009, le Théâtre de la Petite Marée recrute Christophe pour jouer dans une adaptation de La tempête du grand Will. Alice Ronfart mijote un spectacle familial qui enthousiasme le comédien, autant que la perspective de vivre tout l’été au grand air à un jet de galet de la plage de Beaubassin. Le spectacle marche à merveille. La salle se remplit tous les soirs. Et chaque lendemain, Christophe découvre sous le soleil les atours du pays: les Cayens, la proverbiale limpidité de leur rivière à saumon, le caractère pittoresque de leur village, la proximité des bois. Il se fait avoir bien raide. L’été d’après, il revient en West pour mitonner les repas de la troupe. Son chien et lui s’attachent à la place et aux environs. Ils prennent un abonnement. Après une couple d’années, François arrive dans le décor et vient voir son chum interpréter un fameux vilain pirate inspiré de Stevenson. Il tombe dans le panneau lui itou: expéditions en canot sur la Bonaventure avec baignade dans le rapide du Malin, feux de grève et nuits à la belle étoile sur la plage McGraw. Attention: la Gaspésie peut causer une forte dépendance.
En 2014, Jacques Laroche, le directeur artistique de la Petite Marée, leur monte un bateau. «Heille, Christophe! Le Café acadien est à vendre! C’est pour toi, ça!» Conciliabule de couple. François aime beaucoup le Jardin botanique, mais il commence à en avoir son voyage du milieu des cols bleus. Christophe visite le bâtiment. L’idée de devenir aubergiste commence à lui trotter dans le coco. C’est bien beau la vie d’artiste, mais l’envie d’une bonne dose de concret le travaille. De toute façon, le désir de mener une entreprise ensemble s’inscrit dans la genèse de leur relation. De retour sur le Plateau pour l’hiver, ça cogite fort. Les gars décident de rencontrer le proprio, rédigent un plan d’affaires et déposent une offre d’achat. Ils concoctent un menu basé sur les vivres typiques de la Gaspésie, rédigent les offres d’emplois, se tapent les vicissitudes du financement. Et le jour de la pimprenelle de l’an de grâce 2015, ils larguent officiellement les amarres en signant l’acte de vente.
Des cabines à la cambuse, c’est le branle-bas de combat. Heureusement, les deux crinqués raides savent s’entourer. Et dès le début, les gens de la place embarquent. Le succès récolté dès le premier été s’avère tonique. Oui, le lieu demande de sérieux radoubs, mais vu le potentiel, François et Christophe foncent toutes voiles dehors, allant même jusqu’à s’impliquer dans la protection du site de la pointe Beaubassin. Car au-delà de sa bouille architecturale caractéristique, la personnalité du Café acadien demeure indissociable de sa localisation. Sis à l’embouchure de la rivière, juste à côté du camping municipal et de la marina, que fréquentent aussi les pêcheurs de tout acabit, c’est plus qu’un paradis de vacances. C’est aussi un milieu naturel fragile qui mérite beaucoup d’amour. Toute une ribambelle de palmipèdes dépend de la santé de l’eau et des berges de ce sympathique sanctuaire. Par chance qu’ils peuvent compter sur quelques amis.
À l’aube de la quatrième bourlingue de leur café, le duo de choc continue d’améliorer le confort des chambres, la décoration, le jardin. Signe que les deux patrons sont vivables, ils peuvent compter sur plusieurs employés fidèles, ce qui facilite grandement la remise en marche du commerce au printemps. Avec quand même quelques recrues, dont Érick Demers, remarqué à l’émission Les chefs! Parions que son intérêt pour la cuisine nordique, qu’il a notamment développé Chez Boulay, va permettre à l’offre culinaire du Café de monter encore d’une coche.
Christophe se rend bien compte à quel point le rôle d’hôtelier ressemble à celui d’acteur. Pour l’accueil et le service, chaque fois, c’est comme s’il montait sur les planches, avec l’élan de performer. Les cuistots, eux, voient à la mise en scène. L’importance de la collaboration entre la salle et la cuisine ne sert pas qu’à trouver des solutions aux défis de préparation ou de présentation; elle participe au plaisir des travailleurs qui se trouvent à bord. Et se communique immanquablement aux convives, venus de loin ou du coin de la rue. Alors, jour après jour, lorsque vient le moment de lever le rideau, la fierté de naviguer tous ensemble à bord d’un tel navire dans un endroit magnifique motive à la constance, à la ténacité. Il faut se rendre au bout de chaque soirée, dans la convivialité et l’efficacité. Pour interpréter chaque spritzer et chaque poêlée de pétoncles à leur meilleur, il faut avoir le pied marin. Tout ça sous l’œil bienveillant d’Aubert, bien étalé en position carpette à côté de la caisse, qui vous invite sagement à profiter du moment.