Un ami qui vous veut du bien

Il y a moins de deux ans, mon ami Etienne Villeneuve était encore l’un des rois-barmans du Mile-End. Aujourd’hui aux commandes du Dorimène, à Lévis, il fait bouger le paysage nocturne de la Rive-Sud de Québec et nourrit les bouches lévisiennes assoiffées de bon houblon.

C’était il n’y a pas si longtemps, au coeur d’une folle nuit montréalaise. Agile prestidigitateur du cocktail et figure rassurante des nuits de la rue Bernard à Montréal, mon ami souriait et faisait couler les pintes avec une prestance toute naturelle. Assis au bar avec mon habituel gin-tonic (abrégé ginto), je le regardais fièrement tenir maison, étourdi par le tournoiement de ses gestes experts. Il assumait enfin la noble profession pour laquelle il est si doué, après quelques années à chercher son chemin sans boussole.

Depuis l’innocence de nos 13 ans et nos tentatives de nous affirmer comme adolescents vaguement hippies, je ne l’avais jamais vu aussi droit dans ses bottes. Sauf peut-être sur la scène du Festival d’été de Québec par un beau soir de l’été 2011, guitare en bandoulière violemment posée sur son torse suintant, chauffant la foule venue voir Metallica. En plus d’être un excellent barman, Etienne (ou devrais-je dire Blake) est le guitariste du groupe de rock musclé Dance Laury Dance.

 

J’étais alors loin de me douter qu’il allait un jour abandonner les phares de la métropole pour ouvrir un bar à Lévis, la ville de nos émois adolescents et de nos premières cuites à s’enfiler des shots de kamikaze (Oui, oui, le petit cocktail doucereux de vodka-citron ; on trouvait que c’était paroxystique, allez comprendre.) Des années plus tard, après avoir affiné ses goûts en matière de spiritueux, voici Etienne pilotant Le Dorimène, le meilleur bar de l’histoire lévisienne depuis le premier défrichage de la terre par mon ancêtre colon Guillaume Couture (à ce stade-ci de la lecture, vous aurez compris que je ne suis ni objectif ni impartial).

« Lévis était prête pour le Dorimène », me dit aujourd’hui mon ami avec un demi-sourire sardonique, quand je lui redemande des explications sur son retour à la terre. « Les Lévisiens sont de plus en plus curieux et hédonistes, et aucun autre bar ne leur offrait la variété qu’ils méritent. » Vrai que Le Dorimène n’a pas son pareil dans la ville offrant la meilleure vue sur le Château Frontenac. Il n’y a pas d’autre bar où aller boire, par exemple, une pinte de Wayagamac, de la microbrasserie La Pécheresse, ou un ballon de la stout au café de chez Vox Populi. Le Dorimène réserve ses 12 fûts à l’excellence québécoise : que des bières de microbrasseries d’ici, parfois en petite quantité pour se permettre d’offrir des raretés, et parfois des exclusivités.

photos Alexandre Guérin, Catherine Catherine

Combler le vide

Auscultons le paysage. À Lévis, la microbrasserie locale Le Corsaire surfe sur l’imaginaire dopé à la testostérone des pirates et flibustiers. Le resto-bar Délice, où fraie une partie de la jeunesse locale, est un endroit complètement baroque où se côtoient un univers asiatique extravagant et des tissus rouge vif tombant sur des sièges capitonnés. Dans le charmant Vieux-Lévis survit depuis toujours le vieil estaminet La Barricade, et ses tables de bois qui ont vu neiger. Mon ami Etienne, qui connaît ce panorama mieux que quiconque, savait qu’il y manquait un établissement d’un tout autre style.

Quand l’opportunité d’un local parfait s’est présentée, dans un nouveau quartier où ont poussé ces 10 dernières années un petit campus universitaire et un Centre des congrès, il n’a pas hésité. Ce serait une buvette. Un endroit élégant, mais sans prétention, où les universitaires et les gens d’affaires côtoieraient toutes les tranches de la population locale, pour boire des bières d’exception et casser la croûte avec de bons produits locaux. Rien de compliqué, mais le diable est dans les détails, et il comptait bien ne rien négliger.

photo Alexandre Guérin, Catherine Catherine

Ça a donné Le Dorimène. Le bar est baptisé ainsi en l’honneur de Dorimène Roy-Desjardins, grande bâtisseuse tapie dans l’ombre de son mari Alphonse, cofondateur des caisses Desjardins. Mon ami Etienne, un féministe de troisième vague, sait pertinemment que c’est la vaillante Dorimène qui gérait entièrement la première Caisse et élevait les 10 enfants pendant qu’Alphonse vaquait à d’autres occupations à Ottawa. À Lévis, tout le monde connaît cette histoire de ténacité et de crédit populaire : un grand récit fondateur de la région (au moins autant que l’histoire de mon ancêtre Guillaume).

C’est donc en novembre 2018, après des mois de gestation, qu’Etienne a coupé le ruban et a offert au monde son oeuvre : un bar tout de gris-noir et de plantes vêtu, où de chatoyantes fougères vertes courent sur les murs et complètent un paysage de béton texturé et de tuiles de céramique bien brillantes. La conception signée par le duo catherine catherine est aussi simple que sophistiquée. En prime : une toilette couleur « moutarde baseball » où les noceurs se photographient maladroitement au pinacle de la nuit. Un rituel inévitable. Et un peu de couleur dans la routine Instagram.

Du houblon, du gin et des pogos

« Les Lévisiens sont des gens fidèles qui ont leurs habitudes et qui n’abandonnent pas si facilement un établissement au profit d’un autre, me rappelle Etienne. Il faut gagner leur coeur doucement. Le défi me stimule. » Reste qu’il n’a pas fallu trop de temps pour que le bar s’inscrive dans le cérémonial quotidien ou hebdomadaire des habitants. Aujourd’hui, au Dorimène, Etienne papote avec ses « habitués du vendredi », conseille son meilleur houblon à des groupes d’amis qui en ont fait leur QG et accueille à bras ouverts le public habituel des shows d’humour du mercredi.

photos Alexandre Guérin, Catherine Catherine

On y revient parce que la sélection de bières est variée et audacieuse, à l’affût des nouveautés et des produits phares des microbrasseries québécoises. Vous aimez les bières de la microbrasserie À l’abri de la tempête, des Îles-de-la-Madeleine ? Etienne s’arrange pour en avoir dans ses fûts le plus souvent possible. Plutôt fan de la Microbrasserie Charlevoix ? Des produits Oshlag ? Des bières mauriciennes Trou du diable ? Ou de la NEIPA de la Bièrerie Shelton de Saint-Basile-le-Grand ? Vous êtes au bon endroit. Le menu est soigneusement composé et respecte le rythme des saisons. Dans le froid de décembre, les IPA au goût costaud fleurissent sur le tableau de chasse d’Etienne. En pleine canicule apparaissent les rafraîchissantes saison belges et les bières sures aux petits fruits. Rien n’est laissé au hasard. Parce qu’Etienne est un perfectionniste.

Un jour, un certain Lukas Lavoie est venu cogner à sa porte. Il avait une idée géniale : élaborer une carte d’accords de gins et eaux toniques. « Le gin, pourtant en effervescence au Québec et prisé des consommateurs, est toujours servi un peu n’importe comment avec du Canada Dry, se désole Etienne. On a décidé qu’il était temps de boire plus noblement les gins québécois et ceux d’ailleurs, des produits de plus en plus complexes qui méritent les meilleurs égards. »

En cuisine, Etienne et ses barmans concoctent des soupes à l’oignon réconfortantes, de généreuses pizzas sur pain naan ou cuisent les pogos maison de la boucherie Turlo, à Saint-Gervais. Et surtout, les barmans sont efficaces et avenants. En cette matière, mon ami est la personne la plus pointilleuse que je connais.

Tout compte fait, ce n’était pas une si mauvaise idée de retourner vivre à Lévis…

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