La clé du territoire

Annie Desrochers est animatrice à la radio de Radio-Canada. Avec le réalisateur Cédric Chabuel, elle présente le balado Transmission dans lequel elle aborde l’implication de son grand-père dans le projet hydroélectrique de la Baie-James. Un récit où l’histoire personnelle s’entremêle à l’histoire du Québec. 

« Si ça vous était arrivé 200 kilomètres plus loin, vous m’auriez moins aimé. » Chaque fois que je songe à l’immensité de ce territoire, cette phrase me vient en tête.

En juillet 2017, avec trois de mes fils, je pars sur la route de la baie James visiter les barrages hydroélectriques. Cette route isolée file du sud au nord, sur 620 kilomètres reliant Matagami à Radisson. Elle pénètre également en territoire cri en donnant accès aux communautés de Waskaganish, d’Eastmain, de Wemindji et de Chisasibi. Conçue pour supporter des charges de 500 tonnes, sa construction a débuté en 1971 afin de permettre à la machinerie lourde d’accéder aux grands chantiers.

Nous avons quitté Montréal la veille et enquillé les 710 kilomètres menant à Matagami. L’objectif de la journée est de rouler 685 kilomètres de plus pour atteindre Chisasibi, une localité fondée au début des années 1980 à la suite de la fermeture de Fort George. L’ancien village, à l’origine un poste de traite créé par la Compagnie de la Baie d’Hudson, se trouvait depuis 1837 à une dizaine de kilomètres à l’ouest, à l’embouchure de la Grande Rivière. La brutalité de l’histoire aura forcé les Cris à se sédentariser à cet endroit. Un siècle et demi plus tard, l’arrivée des barrages augmente le débit du fleuve et, craignant l’érosion, les habitants de Fort George ont dû déplacer leur communauté. Avant de voir LG2, les garçons et moi cherchons l’hospitalité de ceux qui ont vu naître à travers leurs larmes ces cathédrales hydroélectriques construites à même le territoire qu’ils habitaient depuis des millénaires.

 

Imprévu au kilomètre zéro

La camionnette est chargée, la glacière pleine, les gars ont chacun leur carte routière et discutent du meilleur endroit pour pique-niquer. Nous sommes heureux d’entamer ce long trajet. Tout juste à la sortie de Matagami se dresse un panneau bleu indiquant le kilomètre zéro de la route de la baie James. On exulte ! L’aventure, la vraie, débute enfin. La route mythique du Nord s’ouvre à nous. Il faut marquer l’instant, descendre de la camionnette, faire des photos. Arrive la distraction, idiote comme elles le sont toutes. Dans l’énervement du moment, je laisse la clé du véhicule dans le démarreur et mon fils aîné, par habitude, sort le dernier en verrouillant les portières. Nous voilà « enfermés » à l’extérieur.

Ça s’énerve, ça s’engueule, ça exige une solution. Pas de panique, les gars, le cellulaire est la clé de la survie. « Dis Siri, tu connaîtrais pas un garagiste-mécanicien à Matagami ? » Nous sommes dimanche, j’espère une réponse. Une femme décroche, le mécano, c’est son mari. Il est au camping, elle nous demande où nous sommes. Au kilomètre zéro, « enfermés » dehors. Elle va appeler son chum, il devrait être avec nous d’ici quinze minutes. Elle raccroche.

Ne reste plus qu’à attendre. Un de mes fils est assis sur le capot avant, un autre lance des roches vers le bois et le dernier fait des push-up au milieu d’une route sans circulation. Nous sommes seuls et patients. Surtout moi, parce que les garçons recommencent vite à s’énerver : « il fait chaud », « le gars ne viendra jamais », « j’ai soif ! », « c’est de ta faute », « y a trop de moustiques », « non c’est de la tienne… »

Le bruit d’une voiture au loin les fait taire. Une décapotable jaune se pointe à l’horizon. C’est notre homme, en bermudas et gougounes. Il écoute notre drame avec flegme, puis disparaît pour fouiller dans son coffre arrière. Il revient avec une pompe reliée à un coussinet plat en caoutchouc qu’il glisse entre la portière et le toit. Le bidule est actionné trois ou quatre fois, de façon à ce que le coussinet, une fois gonflé, élargisse l’ouverture de la portière. Puis il glisse dans l’entrebâillement une tige de métal avec laquelle il appuie sur le bouton de verrouillage. Nous sommes libres !

L’ensemble de la manœuvre ayant duré au plus 45 secondes ; je me sens ridicule. Les garçons regardent leurs pieds, ils auraient pris le maquis s’ils n’avaient pas eu aussi peur des moustiques. Le gars se fout gentiment de moi, il a bien raison, et on rigole. Je le gratifie de mille compliments, lui tend 20 $ et, en me serrant la pince, il plante son regard dans le mien : « si ça vous était arrivé 200 kilomètres plus loin vous m’auriez moins aimé. »

Complexe taïga

La décapotable jaune repart, nous remontons dans la camionnette puis roulons en silence. La route de la baie James traverse un territoire si isolé que ceux qui l’empruntent sont invités à s’enregistrer au bureau d’information touristique du kilomètre 6. Notre prochain contact avec la civilisation se fera 381 kilomètres plus loin, au relais routier, seul endroit entre Matagami et Radisson où l’on peut se ravitailler en essence et en nourriture. Après quelques kilomètres, je note qu’il n’y a plus de signal cellulaire. De petits nuages blancs se détachent du bleu délavé de l’immense ciel nordique vers lequel pointent des épinettes rabougries. La route serpentant devant nous et la ligne de transport d’Hydro-Québec acheminant l’électricité vers Boston sont les uniques traces humaines à nous accompagner.

Seule avec trois garçons au milieu de la taïga, les paroles du mécanicien décantent. Être « enfermés dehors » en janvier au kilomètre 178 de la route de la baie James ne doit pas avoir la même saveur qu’en juillet à la sortie de Matagami. La majesté de cette nature, où l’on peut basculer du bien-être au drame, doit pourtant finir par imposer le respect avant la crainte.

Petite fille du quartier Sainte-Rose à Laval, le Nord de mon enfance débutait à Saint-Jérôme. Aujourd’hui, ces espaces nordiques par lesquels on aime bien se définir mais auxquels on est souvent étrangers me fascinent autant qu’ils m’intimident. La clé pour entrer en contact avec ce territoire, sans jamais posséder toute la complexité des lieux, reste de le faire par les pieds, par le nez, les yeux et les oreilles. C’est en déverrouillant nos peurs que nous sommes le plus libres.

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Le périple d’Annie Desrochers vers la baie James a donné lieu à un balado intitulé Transmission qu’on peut trouver via l’application OHdio de Radio-Canada ou via des plateformes telles qu’Apple Podcast ou Google Play Music. Embarquez avec elle dans cette quête routière et familiale hors du commun. Bonne écoute !