Dessine-moi un paysage

Les paysages… On les regarde, on les trouve magnifiques. Ils nous accompagnent tout au long de la route et nous racontent des histoires. Ils en ont vu passer, des voyageurs ! N’est-ce pas un trésor, un patrimoine, que nous devons chérir et protéger ? En Gaspésie, ça ne fait aucun doute. C’est peut-être même ce que nous avons de plus précieux.

Dans ce que l’on peut considérer comme un des premiers prospectus touristiques de la Gaspésie, Jacques Cartier ne modère pas ses transports pour décrire le pays des Mi’kmaq : « Leur terre est en challeur plus temperee que la terre d’Espaigne et la plus belle qui soict possible de voir et aussi eunye que ung estanc. »1 Pour convaincre leurs commanditaires, les explorateurs de la Renaissance beurraient épais… N’empêche. Le charme des lieux opère toujours. Le National Geographic, à la suite d’une évaluation réalisée par 437 experts, déclare en 2009 que la Gaspésie se classe au troisième rang des cinquante plus belles destinations au monde. Soit. Mais prenons-nous soin de ce trésor ?

L’artiste René Faulkner se souvient des premiers efforts déployés en 2006 pour comprendre l’impact de l’affichage commercial du côté nord de la péninsule. « On m’avait confié la réalisation d’une étude sur le corridor visuel de la route 132, dit-il. Ça nous a permis de réaliser que 70 % des pancartes étaient illégales. » Même si des lois existent pour encadrer les saines pratiques dans le domaine, on intervient peu pour punir les fautifs. « Ce serait illogique de toute façon. Il y a eu un tel laisser-aller ! C’est beaucoup plus par l’accompagnement que l’on peut améliorer la situation », remarque-t-il. Et en prêchant par l’exemple. Récemment, la MRC de la Haute-Gaspésie a adopté un affichage uniforme et adapté pour l’ensemble des localités de son territoire.

 

Des mesures envers la protection

Il faut dire que la Gaspésie a connu un élan de mobilisation sans précédent sur cette question en 2013 en adoptant sa Charte des paysages. On y décrit les paysages comme des « ressources essentielles au développement de la région en tant qu’ancrage pour la population et de richesse pour l’industrie touristique. » La Charte visait à « sensibiliser (les citoyens et les élu.e.s) à la valeur et à la fragilité (des paysages) » de même qu’à en assurer « la protection et la mise en valeur ». Et malgré l’abolition, en 2014, de la Conférence régionale des élu.e.s, qui pilotait avec brio la concertation régionale, la démarche inspire encore.

Par exemple, pour améliorer l’accès public au littoral, Bonaventure a mis en place sept haltes et veille à leur entretien pour favoriser la fréquentation respectueuse d’autant de plages sur son territoire. À Percé, en achetant huit hectares de forêt où coule la rivière aux Émeraudes, le conseil municipal a créé un parc pour assurer la préservation de ce site naturel exceptionnel. Dans le secteur de Matapédia-et-les-Plateaux, l’aménagement de la route des belvédères a donné des effets positifs immédiats. Par l’implantation de structures au design audacieux, la population locale autant que les visiteurs prennent maintenant le temps d’arrêter et d’apprécier des lieux aussi méconnus que spectaculaires.

Chalets Valmont, photo Jérôme Landry

Agent de développement touristique à la MRC de Bonaventure, Simon Pineault avance que la Gaspésie peut même jouer un rôle de leader dans le domaine : « Ici, avec l’érosion des berges, l’impact des changements climatiques est visible, concret. Nous pouvons contribuer à la sensibilisation des visiteurs. » Le centre de recherche en développement durable CIRADD, basé à Carleton, favorise non seulement une meilleure compréhension des phénomènes, mais aussi l’amélioration de la gestion des attraits touristiques. « Il y a une limite à la capacité de certains sites naturels à accueillir du monde, remarque Simon Pineault. Non seulement il est possible de le mesurer, mais on doit ensuite agir en conséquence. » L’intégrité de certains joyaux en dépend.

Responsable du dossier « paysages » en Gaspésie pendant un peu plus d’un an pour le ministère de la Culture et des Communications, Gabrielle Ayotte Garneau souligne la valeur affective des panoramas. « Rester en contact avec les citoyens, c’est une bonne manière pour les décideurs de ne pas perdre de vue la préservation des paysages. C’est important pour les populations locales aussi, pas juste pour les touristes. » Quand on pense à la valeur commerciale des paysages, certains sites iconiques nous viennent spontanément en tête. Mais l’attachement que les gens éprouvent pour certains endroits où ils vivent révèle la complexité du sujet. « Quand on demande aux gens de décrire ou de dessiner un paysage qui leur tient à cœur, un lieu de leur enfance, par exemple, en général, c’est vraiment intéressant de comparer le résultat avec le paysage réel », remarque Gabrielle Ayotte Garneau.

Collision avec l’industrialisation

Chalets Valmont, photo Jérôme Landry

Objectivement, il est certes possible de déterminer certains critères permettant de favoriser la protection de cette richesse, en intervenant intelligemment sur le cadre bâti entre autres : utilisation de matériaux locaux, respect des caractéristiques de l’architecture vernaculaire, interdiction de nouvelles constructions sur les berges ou dans les percées visuelles sur la mer. David Dubreuil, président de Tourisme Gaspésie, cite en exemple les chalets de Valmont plein air à Cap-Chat et la restauration d’un vieil entrepôt frigorifique à Mont-Louis, devenu la salle de spectacle La Pointe Sec. Mais la bonne volonté des individus et la réglementation des autorités locales ne suffisent pas, surtout lorsqu’il est question d’infrastructures industrielles. Les parcs éoliens, les lignes de transport d’électricité, les coupes forestières et la cimenterie McInnis à Port-Daniel illustrent la pression qu’exercent les facteurs économiques.

Face au modèle dominant d’exploitation et de transformation primaire des ressources naturelles, difficile de revendiquer l’importance de préserver les paysages… Pourtant, la détérioration de l’atout principal sur lequel s’appuie toute l’activité touristique de la Gaspésie pourrait avoir des conséquences désastreuses. Chose certaine, les instances concernées et les autorités politiques font face à un défi qu’il faudra collectivement relever. Sans doute, tisser des liens forts entre les associations touristiques, les organismes de préservation du patrimoine et les autorités environnementales afin de parvenir à une vision commune seraient des premiers pas essentiels. Ajoutons à ces idées la notion de développement durable, qui en matière de paysage en tout cas, devrait toujours être au centre de nos réflexions.

1 Tiré de « Récit original du voyage de Jacques Cartier au Canada en 1534 ». Merci à l’historien Pascal Alain.

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