Drôle d’animal

Au kilomètre 581 de la route de la Baie-James, à 25 milles de toute civilisation, un homme vit seul dans une bicoque depuis plus de 20 ans avec pour voisins les ours, les loups, les caribous et l’immensité sauvage d’un territoire que même des installations hydroélectriques majeures n’ont pas réussi à apprivoiser. Pourtant, Sylvain Paquin ne se considère pas en marge du monde, mais plutôt interconnecté avec lui. Plongeon dans l’univers d’un drôle d’animal tapi au fond des bois.

Qui est Sylvain Paquin ? L’homme a la barbe fournie, les cheveux longs et des tatouages. Entouré de ses huit chiens, il mène dans sa petite maison rafistolée au milieu de nulle part une existence que beaucoup pourraient comparer à celle d’un ermite, d’un survivaliste ou d’un coureur des bois 2.0. Mais dès qu’on lui parle, cette première impression cède sa place à la curiosité. On découvre effectivement un penseur, un amoureux de la terre et des êtres qui l’habitent, un gars affable et allumé fourmillant de projets et de contacts. Alors pourquoi a-t-il choisi ce mode de vie si peu conventionnel ?

Prendre racine

Sylvain n’a pas grandi en pleine nature. Originaire de Tétreaultville, un quartier de Montréal, il a connu le béton et la vie urbaine à 100 à l’heure. Il a fait les 400 coups, de nombreuses virées à moto et travaillé tour à tour comme tatoueur, garde du corps de Lucien Bouchard, intervenant en recherche et sauvetage et même propriétaire d’une salle de jeux vidéo. C’est toutefois en 1994 et 1995, à l’avènement du multimédia, qu’il a trouvé des avenues professionnelles dont il fait encore aujourd’hui son gagne-pain, à savoir la création de sites web, la photographie et le tourisme d’aventure.

Photo Animal Paquin Photography

Le Nord l’intéressait déjà. La beauté des paysages, le sentiment de liberté associé aux destinations encore indomptées, les valeurs véhiculées par certaines figures marquantes des Premières Nations, comme Romeo Saganash et Max Gros-Louis ; tout cela l’attirait irrésistiblement. Grâce à son ami Gilbert, qui venait de décrocher un emploi à la Baie-James, le déclic s’est fait. « Je suis allé lui rendre visite pour trois semaines… et je ne suis jamais reparti ! Je vis ici depuis 23 ans, et c’est comme si c’était hier, tellement je ne vois pas le temps passer », raconte Sylvain de sa voix chaleureuse de communicateur-conteur. Selon lui, ce choix de rester s’est imposé de lui-même : « Ce n’est pas moi qui ai pris racine, mais la Terre mère qui m’a poussé à le faire. Et cette Terre m’a sauvé. J’ai perdu 90 livres, et je ne me suis jamais aussi senti en forme et vivant. Mes horizons se sont ouverts, ici. »

Vivre le Grand Nord

Le quotidien de Sylvain Paquin peut nous sembler exotique. Chaque jour, après son quadruple expresso et une veille sur les réseaux sociaux, il part en forêt pour suivre la piste des loups, des ours ou des orignaux qui peuplent la région, seul ou comme guide pour des touristes, des médias ou des chercheurs du monde entier. Au fil des années, il a d’ailleurs développé une telle complicité avec ces animaux qu’il peut s’en approcher à quelques mètres sans les effrayer ni se faire agresser. Comme il le dit à la blague : « Si je n’avais pas une relation saine avec eux, je serais probablement déjà digéré. »

En plus de ces virées routinières au cours desquelles il photographie et filme la faune, l’homme des bois fait des allers-retours à pied au dépotoir, son « Canadian Tire » comme il l’appelle affectueusement, afin d’y dénicher le bois qui le chauffe, du métal et des tuyaux pour sa bicoque. Il intervient aussi de chez lui à titre de consultant en développement économique et touristique pour différents acteurs de la région, soit en créant des cartes de randonnées à travers ce paysage qu’il connaît comme le fond de sa poche soit en travaillant à l’expansion du commerce éthique du champignon matsutake, très recherché par les connaisseurs et prolifique dans cette partie du globe.

Plus rarement, Sylvain Paquin se rend en ville à pied ou avec des amis qui ont une voiture. Ou du moins, jusqu’à l’aéroport de Grande-Rivière, situé près de Radisson, la commune francophone la plus nordique du monde. C’est là qu’il accueille ses visiteurs et récupère ce qu’il ne trouve pas dans son environnement : des bacs d’épicerie, de l’essence et de l’eau. Et Montréal ? « Je ne m’y suis pas rendu depuis plus de 14 ans et cela ne me manque pas du tout, avoue-t-il. Je préfère largement être seul ici qu’isolé dans une foule là-bas. »

Solitude chérie

Lorsqu’on lui demande s’il souffre parfois de solitude, « Animal Paquin » — c’est le nom qu’il a donné à sa petite entreprise — est catégorique : « La solitude, c’est la meilleure alliée qu’on peut avoir pour faire face à la vie d’aujourd’hui. C’est du temps pour soi, pour réfléchir, pour s’apprivoiser, alors que dans notre société, tout va trop vite ; on est constamment bombardés de trucs et on est coupés les uns des autres. »

Cette affirmation peut paraître surprenante venant d’un homme reclus au fond des bois. Néanmoins, en discutant avec Sylvain, on se rend rapidement compte que ce n’est pas l’humanité qu’il fuit, mais plutôt « l’humanitude » moderne. Celle qui à ses yeux asservit ses sujets à des valeurs consuméristes et factices dans lesquelles il lui serait impossible de s’épanouir. Comme il tient d’ailleurs à le préciser, il vit peut-être en marge d’un monde, mais pas du monde. Il se considère même comme un animal très social : « Je suis une personne hyperconnectée, affectueuse au possible. Je parle au moins cinq fois par jour à ma mère, ai des contacts téléphoniques ou web constants avec des gens de partout. J’ai juste laissé tomber les peccadilles pour me concentrer sur l’essentiel. »

Pour cet homme, cela veut dire de prendre le temps de s’arrêter, de goûter, de sentir et de savourer cette terre qu’il arpente jour après jour. Une notion qu’il a apprise auprès des aînés des communautés cries qui l’entourent et qui se résume selon lui à une vieille maxime : laisse couler la rivière. « Ça signifie de garder son énergie plutôt que d’essayer d’aller plus vite que la rivière, au risque de se disperser et de se perdre. »

Une pandémie bénéfique?

Avec un tel état d’esprit, on se doute que Sylvain Paquin n’a pas vécu le confinement du printemps 2020 comme la plupart des Québécois. En fait, les seuls écueils qu’il ait traversés pendant cette période ont été d’ordre logistique et financier, puisqu’il a été privé de covoiturage pour faire ses courses mensuelles ainsi que de contrats de guide pendant plusieurs mois. « Évidemment, concède-t-il, ma vie est bien différente de celle de gens qui habitent un petit quatre et demi en ville et qui se sont sentis à l’étroit. Et aussi d’autres qui ont une belle maison, une belle job et une belle voiture, mais qui ont eu le sentiment de perdre leurs repères. » 

Cette détresse, Sylvain l’a lue et écoutée pendant des mois au fil des nombreux messages et appels téléphoniques qu’il recevait. Mais il a également vu naître des éléments très positifs dans cette crise : « Les gens ont resserré leurs liens, ils se sont mis à l’écoute des autres et se sont intéressés à nos aînés ; ils ont pris le temps de se réunir virtuellement et de se découvrir de nouveaux hobbys, comme le jardinage ou la cuisine. Bref, cela a été un moment important pour faire le ménage dans leur vie, pour se rassembler autrement ». 

Alors que l’avenir semble incertain, Sylvain Paquin ne se fait pas de souci outre mesure. L’homme est conscient qu’il y aura un avant et un après à cette crise sanitaire et que ses activités changeront sans doute de forme. Mais sa vie, celle qu’il a choisie, demeurera la même. Et il se plaît à croire que l’après-COVID s’accompagnera d’un retour à l’autonomie alimentaire, à la terre et aux valeurs humaines et environnementales qui lui sont si chères. « Comme le dit une légende amérindienne, je crois fondamentalement que nous sommes le loup que nous nourrissons, que ce soit en bien ou en mal. Tout part de nous. Alors, qu’attendons-nous pour y travailler ensemble ? » Le message est lancé.