Le périple n’a pas encore commencé que déjà, on sait qu’on fonce vers l’inconnu. Le bureau de Tourisme Manawan nous a donné rendez-vous devant un pub de Saint-Michel-des-Saints. On se sent un peu perdu dans ce stationnement presque vide, face à une rue centrale qui l’est presque autant. On regarde les minutes défiler. On revérifie l’adresse et l’heure convenue sur les documents. Puis, au bout d’un moment, on décide de lâcher prise et on prend un livre. C’est là, alors qu’on ne l’attend plus, qu’un quatre-quatre un peu déglingué arrive. Son chauffeur et son passager en sortent et nous sourient. Et ces sourires francs nous font immédiatement oublier le retard et notre anxiété. On grimpe dans la carlingue de l’excitation plein la tête et, sans le savoir, porteur de notre première leçon du jour: au sein des Premières Nations, il faut oublier la notion de temps que nous connaissons habituellement.
Le quatre-quatre sort de la route goudronnée après quelques kilomètres pour s’engager sur une piste en gravier. Trois virages plus tard, les ondes cellulaires cessent. Une nouvelle surprise qui nous convainc qu’il est temps de nous débrancher et de vivre pleinement cette expérience inédite. Nous voici donc partis pour 80 kilomètres de rallye sur un chemin cahoteux et poussiéreux bordé de boisés et de sapinages. Notre guide et chauffeur Patrick Moar alterne gaiement entre des explications en français et une discussion à bâtons rompus en langue atikamekw avec son passager, qui a profité de la venue du véhicule à Saint-Michel-des-Saints pour se rendre chez un dentiste, une ressource introuvable à Manawan. Notre deuxième leçon du jour, essentielle si on veut comprendre la culture atikamekw, nous est déjà prodiguée: la communauté avant tout.
Étonnamment, peut-être, on se sent rapidement en confiance, presque en famille dans ce quatre-quatre au milieu de nulle part, avec ces voisins qui parlent une langue différente et la musique country émise par la station de radio communautaire atikamekw CHMK plein les oreilles. Notre regard se pose sur les ancestraux terrains de chasse et de pêche qui longent la route, devenus pour la plupart des pourvoiries à l’approche encore sauvage.
Plongée communautaire
Une bonne heure plus tard, les premières petites maisons en bois colorées de la réserve de Manawan, qui signifie «lieu où l’on ramasse des œufs» en langue atikamekw, apparaissent devant nous et le goudron reprend ses droits. Manawan est un gros village. Il s’étend sur une superficie de 7,73 kilomètres carrés et compte à peu près 3000 habitants. Comme d’autres petites bourgades, on y trouve des écoles, des dépanneurs, un petit marché d’alimentation et un office de tourisme qui sert aussi de bureau de poste et de centre administratif. Mais les ressemblances s’arrêtent là.
Ici, tout semble joyeusement chaotique. Les rues désordonnées, les maisons un brin branlantes, la multitude de chiens sans laisse qui se baladent librement partout, les cousins de cousins qui viennent nous saluer comme s’ils nous connaissaient depuis 10 ans, ou encore ces ribambelles d’enfants (une personne sur quatre a moins de 12 ans dans la réserve) sans surveillance. Notre guide lui-même ne sait pas exactement où trouver les clés de la chambre qui nous accueillera ce soir. Qu’importe. Le simple fait d’observer le fonctionnement singulier de la communauté atikamekw, d’écouter des personnes de tout âge converser dans leur langue natale et de bavarder avec ceux qui viennent à notre rencontre est déjà une activité en soi. On se sent dépaysé, accueilli et invité à faire corps avec la réalité qui nous entoure, loin de tous les clichés folkloriques assénés ailleurs.
Il y a encore 100 ans – la réserve de Manawan a été créée en 1906 –, les chefs atikamekws se rendaient en canot d’écorce jusqu’à Ottawa pour négocier avec les autorités fédérales. Et il y a moins de 30 ans, les tipis étaient encore nombreux dans la réserve, car on croyait que les maisons en dur hébergeaient le diable en personne. L’évolution est donc très rapide aux yeux des résidents de Manawan. Avec des disparités tantôt cocasses, tantôt inacceptables entre leur quotidien et celui de leurs visiteurs. L’héliportage pour amener les malades urgents, l’électricité manquante certains jours, les routes non pavées, l’internet presque inexistant, l’important taux d’échec scolaire, le manque de ressources et d’emplois, la pauvreté… Rien de neuf sous le soleil, puisque ces fléaux touchent aussi d’autres réserves autochtones à travers le Québec.
Mais à Manawan, on sourit et on lutte fort pour s’en sortir. En commençant par s’ouvrir au monde en essayant de faire découvrir sans paillettes la culture atikamekw. Alors on organise un pow-wow annuel qui attire des centaines de visiteurs, des tournois sportifs et des rassemblements culturels. L’hiver, on reçoit des bandes de motoneigistes dans une auberge flambant neuve très confortable tranchant avec les maisons environnantes. Et lorsque la saison estivale commence, on invite les adeptes de plein air et de tourisme responsable à prendre un vrai bain culturel en réalisant un séjour à Matakan, un campement situé à une vingtaine de kilomètres de la réserve.
Des traditions incubatrices d’avenir
Pour se rendre à Matakan, il faut accepter de vivre à la manière traditionnelle atikamekw. Ce qui signifie qu’il faut grimper ses affaires sur un bateau à moteur au petit matin et se laisser porter une trentaine de minutes sur l’immense lac Kempt, long de 61 kilomètres, en admirant la beauté spectaculaire du paysage qui nous entoure. L’eau miroitante du lac, des forêts indomptées à perte de vue, de petites îles ou presqu’îles sauvages partout. La magnificence de ce trajet est à peine rompue lorsqu’on est accueilli par une petite colonne de fumée odorante qui nous indique que le campement est tout près.
Une fois arrivé sur place, on installe ses affaires dans un tipi, dans lequel on dormira au son du crépitement du feu central et de la faune environnante. Puis on se laisse guider par ses accompagnateurs au fil des activités, qui varient au rythme des envies des participants. Pêche au filet et à la canne, tour en canot rabaska, découverte de la faune et de la flore locales, observation de pétroglyphes ou de barrages de castors, fabrication d’arcs ou de capteurs de rêves, cuisine de gibier sauvage sur feu de bois, initiation à la langue atikamekw… La société moderne n’a plus d’emprise sur ce bout de territoire hors du temps, où les légendes autour du feu nourrissent bien plus notre imaginaire que le meilleur film d’aventure.
Calendrier atikamekw oblige, on aimerait que le tourisme balbutiant à Manawan puisse un jour s’exprimer pendant les six saisons ancestrales, y compris au pré-printemps (lors du redoux et du dégel) et au pré-hiver (avant que la glace ne prenne au sol). Mais plus important encore, l’attachante communauté souhaite développer un tourisme responsable, fidèle à son histoire et à ses valeurs.